top of page

Carl Kahler et Les Amants de Ma Femme 

My Wife's Lovers/déambulations européennes

My Wife's Lovers  du peintre autrichien Carl Kahler  -  1893  - collection particulière - ph. fr.wikipedia.org 

"Quand je joue avec mon chat , qui sait s'il ne s'amuse pas plus de moi que je le fais de lui ?Montaigne

L'étonnante trajectoire du peintre autrichien Carl Kahler - Aucun peintre ne fut aussi globe-trotter que Carl Kahler. Cet homme restait peu de temps dans les pays où il se rendait ; il créait un atelier, acquérait une renommée ainsi que des sommes rondelettes et repartait. Si l'Histoire de l'art n'a pas vraiment porté son nom au pinacle de la peinture, elle conserve de lui le titre de "peintre de chats". Le tableau ci-dessus est l'un de ses plus fameux, son "chef-d'oeuvre félin", un tour de force qui suscita un engouement public exceptionnel dès qu'il fut exposé.

On possède très peu d'informations sur sa vie privée si ce n’est qu’il est né Karl Kahler en septembre 1856  à  Linz en 

Haute-Autriche (Empire d’Autriche), troisième de huit enfants et d’un milieu aisé. Son père, Wolfgang Kahler, est notaire et sa mère, Eleonora Dabon, est la fille du propriétaire foncier et homme politique Claudius Dabon. Karl n’a donc aucun inconvénient financier à entreprendre des études d’art dès 18 ans, en s’inscrivant en 1874 à l’Académie des Beaux Arts de Munich, section des Antiques, auprès de professeurs peu portés sur les révolutions picturales qui émergent en Europe.  Il parachève ses études  à Paris et en Italie puis installe un atelier à Munich. Il travaille beaucoup et dès 1881 expose ses toiles : portraits, nus, scènes d’intérieurs ou de plein air, au style très académique*, à Berlin, Munich et Vienne. Réalisées, dit-on, dans l’esprit du peintre Hans Makart, artiste célèbre de la culture viennoise réputé pour son influence sur Gustav Klimt... Il remporte quelques prix d’importance, la notoriété arrive. Pendant ce temps, l’impressionnisme qui a jailli en France - le mot date de 1874 ! - suit son bonhomme de chemin, mais Karl va s’en tenir éloigné y compris du modernisme au tournant du siècle. Il fait du Napoléon III roccoco ! Puis, il se marie à une jeune croate, Johanna, dite Jenny, (la Croatie-Slavonie étant à cette époque un royaume au sein de l'Autriche-Hongrie). En 1885, il part tenter sa chance en Australie, on ne sait pour quelle raison précise, mais l’idée est excellente.

Carl-Kahler/Déambulations européennes

Autoportrait gravé de Carl Kahler 

Car, lorsqu'il arrive à Melbourne, il  saisit l'opportunité de peindre et flatter la noblesse anglaise implantée - soucieuse de son rang -  et la bourgeoisie montante de la ville de Melbourne devenue très riche. D’ailleurs, on disait Marvellous Melbourne qui, justement, organise les célébrations du centenaire de la colonisation britannique (1888), du Jubilé de la Melbourne Cup et  du Queen Victoria's Jubilé d'Or. Ambitieux, opportuniste, un peu snob et surtout fin stratège, Carl  poursuit brillamment sa carrière de portraitiste en exposant à plusieurs reprises à l'Association des Artistes Australiens, des toiles qui comptent le gouverneur lui-même et sa famille parmi ses modèles et des scènes de genre.  Parallèlement, il s’attaque à trois peintures majeures dont les thèmes sont les courses données à l’occasion des fameuses célébrations : "The Lawn at Flemington on Melbourne Cup Day" (1887), "The Derby Day at Flemington" (1888-89) et "The Betting Ring at Flemington" (1889).

Dame avec barzoï/Déambulations européennes

Dame conversant avec son barzoï - huile sur toile 

(avant 1885)  © letrianonantiques

Ces grands tableaux, assemblages de portraits de l’élite coloniale et de la haute bourgeoisie, présentant chaque personnage connu de façon réaliste et reconnaissable, ont été hautement salués par la presse pour laquelle Carl était “le peintre de la grande vie”. (On raconte que Kahler demanda 5 guinées à chacun pour inclure leur portrait dans son tableau !) Leurs reproductions en chromo ou en photogravure ont rapidement été tirées pour être vendues. à des centaines d'exemplaires. Par voie de conséquence, il devient très populaire et il se met à la peinture animalière avec des portraits de chevaux commandités par de riches éleveurs.

Flemington/Déambulations européennes 1887.jpeg

The Betting Ring at Flemington  (Le Cercle des paris à Flemington) - 1887-89 

© collection Victoria Racing Club

Flemington/Déambulations européennes

The Lawn at Flemington (La Pelouse à Flemington ) - 1887 - recadré  

© collection Victoria Racing Club

Son agent Smith eut cette remarque : “Kahler a apporté la grandeur du Vieux Monde à la société du Nouveau Monde en Victoria". Mais, Carl demande vite des sommes faramineuses, or, une  période de ralentissement économique mondial qu’on nommera Grande Dépression, se profile et le pousse à quitter l'île au début de 1890. Il vend aux enchères le contenu de son atelier, qui comporte une volumineuse collection d’objets d’art “inégalée”. Puis, il fait route vers la Nouvelle-Zélande, avec l’intention de s’y installer ou éventuellement de pousser jusqu’aux Indes.

L’aventure californienne - Finalement, il se décide pour New York (sa femme et lui devaient ignorer le mal de mer !). Là, fin 1890, il installe un atelier destiné à des portraits de notables et de chiens de compagnie. Déjà lassé, il part pour San Francisco - région regorgeant de nombreux nouveaux riches aux comportements ostentatoires - où il va faire la connaissance de la millionnaire et philanthrope Kate Birdsall Johnson. Cette femme, fille d’un avocat et homme politique new-yorkais, avait épousé un certain Robert Johnson, qui avait hérité la fortune - 3 millions de dollars, quasiment 90 millions actuels - de son père George Johnson dont la vie est le roman-type d’aventures de la ruée vers l'or, et de réussites du self-made man américain du XIXè siècle. Robert, lui, a investi dans l’immobilier et spécule grassement sur les prix des terres californiennes en plein boom. Son opulence conduit souvent le couple, sur le  vieux continent pour acquérir toutes sortes d’antiquités, d’oeuvres d’art japonais, des toiles des “ultra-réalistes romantiques” et… des chats de très grand prix, essentiellement des angoras turcs** et des persans que son mari finit par surnommer “my wife’s lovers” (les chéris de ma femme). Lors d’un séjour, Kate en paya un à quelqu'un qui ne voulait pas se séparer de son "trésor". en doublant le montant de sa valeur et l'obtint pour 3000 $  (90 000 $ environ aujourd'hui) ! Quand quelque chose lui plait, elle achète sans compter ; c’est ainsi qu’elle se retrouve avec des dizaines de superbes chats, dont la légende raconte qu’il y en eut, à un moment, 200 dans leur “maison de campagne”. Car, vers 1880, les époux Johnson avaient acheté un ranch entouré de 2400 ha de vignobles Buena Vista et de terres dans la Sonoma Valley, région viticole très réputée. Ils y firent construire un manoir extravagant (sans exploiter les vignobles, les chais existants ayant été transformés en garages !) avec élevage de chevaux et de bétail de race, réserve de chasse, lac et rivières artificiels. et pâturages. Un étage du manoir était dévolu aux chats, nourris, soignés et brossés par des domestiques et distraits par des cacatoès et des poissons tournant dans d'immenses   aquariums !

 Manoir Johnson/Déambulations européennes

Le Manoir Johnson et sa tour de six étages à Buena Vista (Sonoma) -

carte postale de 1900 © santa rosa history

Dans le mythe populaire, Kate devient “The Crazy Cat Lady”, ce qui ne l’empêche pas d’être également mécène dans le monde de l’art et philanthrope. Cependant, Robert Johnson décède brusquement lors d’un séjour à Paris en 1889, en lui laissant une fortune évaluée à plus de 2 millions de dollars. Et en 1890, c'est au tour de leur fille Rosalind, tuberculeuse, de quitter ce monde. Kate est alors seule avec ses drames, ses millions et ses compagnons à longs poils. C'est alors qu'en 1891, elle entend parler de Carl - que les critiques surnomment "The erratic genius" (le génie déconcertant) - et le  convoque.

“Un chat c'est l'ensorcellement même, le tact en ondes"*** - Elle lui commande un portrait de groupe de ses chats dont chacun a sa personnalité propre et répond à un nom précis. Cette étonnante tractation se montant à 5000 $ (à peu près 150 000 $ actuels) est acceptée par Carl qui n'ayant jamais peint de chats, va passer deux années à venir à bout d'un tel projet. Il prend le temps d’étudier chaque félin individuellement. Se succèdent ainsi croquis et esquisses, Carl tentant de saisir de chacun de ses modèles le caractère placide mais distant, le port altier et aristocratique si particulier et les postures significatives de cette race ; leurs yeux ronds à la brillance intense, leur regard qui semble vous jauger - cette race communique beaucoup avec les yeux - leur gestuelle, leur moue légèrement agacée due à leur museau retroussé, leurs attitudes de "quant-à-soi "et surtout, leur côté insaisissable qui semble dire : ne piétine pas mon territoire. Ce qui fascine et attire les amateurs de chats et rebute les autres. L’écrivain Jacques Laurent a dit joliment : “Il suffit de croiser son regard avec celui d'un chat pour mesurer la profondeur des énigmes que chaque paillette de ses yeux pose aux braves humains que nous sommes.” 

Chatte et miroir/Déambulations européennes

Chatte blanche se reflétant dans un miroir 

non daté - ph. askArt

Comme il n’y a pas plus difficile à dessiner qu’un chaton, toujours en mouvement, fuyant, vif  et joueur,  Carl s’aide de photos. En outre, les plus beaux modèles ont droit à une toile indépendante comme celui à droite, à la majestueuse beauté,  "a tuxedo cat" (chat smoking) dont la robe abondante noire et blanche exceptionnelle et le “patron” (motif) blanc en forme d’éventail de plumes sur le plastron et l'épine dorsale en font un chat  unique, rival de Sultan qui va trôner au milieu de son sérail de 42 matous.

 Tuxedo cat/Déambulations européennes

Tuxedo cat (chat smoking) assis exhibant son dos   non daté  - ph. askArt

Le résultat final est remarquable tant le peintre a su reproduire chaque chat - sans qu’aucun n’ait la même expression - avec leur pelage soyeux au sous-poil duveteux et gonflé, leur queue au volumineux panache, le tout animé de détails anecdotiques dans des draperies spectaculaires. Et par dessus tout, Carl a su transcrire le mystère indéfinissable et profond qui se dégage de  la composition et qui attira les foules quand le tableau - de dimensions généreuses : 1m 80 sur 2m - fut exposé dès son achèvement sous le titre de My Wife’s Lovers, à l’Exposition Universelle de Chicago, en 1893.  Car, on peut y voir une allégorie de l'insondable, du pouvoir de la communication non-verbale, de l'incontrôlable, du "refus de la hiérarchie (...) le chat semble nous inculquer deux principes en nous obligeant à nous interroger sur les notions de propriété et d'individualité". Mais également  une allégorie de " l'hédonisme,. car le chat vit intensément le moment présent, comme si chaque minute devait être savourée pour le cas où elle serait la dernière. (...) le chat pousse à l'introspection"**** Bien des personnes sensibles reconnaissent même que c'est "un maître à penser". Parmi la foule d'admirateurs du tableau, il y eut donc les simples curieux qui se bornèrent à compter les chats et à y voir un caprice de riche (et d'exhibition de vanité) pour les beaux chats, et les autres : les curieux-méditatifs qui n'en sortirent peut-être pas indemnes De multiples copies de la toile sont immédiatement fabriquées et vendues. Hélas, Kate au même moment contracte, dans sa maison de Buena Vista, une pneumonie qui va l”emporter. Elle ne connaîtra jamais l’immense succès populaire de son chef-d’oeuvre, acquis en 1894 par un esthète pour son Palace of Art Salon in San Francisco. Puis l'oeuvre passe de mains en mains.

La catastrophe -  Carl ne manque pas de commandes, il est déjà très riche. Il se spécialise dans la peinture d’animaux de compagnie des américaines nanties. On peut voir de nos jours nombre de ses  toiles chez les marchands d’art de la fin du XIXè siècle en Europe et aux Etats-Unis. Kate a légué ses biens et sa fortune à diverses oeuvres charitables, notamment à un hôpital qu’elle avait fondé et qui fonctionne encore, car Kate "avait un sens aigu de la souffrance des femmes et des enfants". Elle avait remis une très belle somme à une cousine avec le devoir de s’occuper des trente-deux chats encore vivants ; celle-ci confirma à la presse qu’il n’y eut jamais 300 ou 200 chats chez les Johnson

Six chats/Déambulations européennes

Six chats intrigués par un papillon de nuit  (détail anecdotique)

Mercredi 18 avril 1906, 5 h 12 du matin, un tremblement de terre estimé à une magnitude 7 sur l'échelle de Richter  provoque des dégâts considérables et engendre des incendies qui durent trois jours entiers ; la ville est une gigantesque fournaise. L'incendie détruit 500 pâtés de maisons. On dénombre plus de 3000 morts et  300 000 personnes sans abri. Carl périt sous son immeuble, il n'a pas cinquante ans. Par "bonheur," My Wife's Lovers fait partie des peintures que son propriétaire réussit à sauver, mais sa galerie est en ruines.  Peut-on y voir une  protection   outre-tombe de leur maîtresse ? Toujours est-il que le tableau est prêté et exposé à plusieurs reprises, dans les décennies qui suivent. Les oeuvres de Carl font aussi l'objet d'expositions posthumes aux Etats-Unis. En novembre 2015, la toile est à vendre pour une estimation entre 200 000 et 300 000 $ ; elle part pour .... 826 000 $ chez Sotheby's, acquise par un collectionneur privé californien. Celui-ci déclara  "J'ai acheté My Wife's Lovers  en me basant sur les souvenirs que ma mère en avait. Je lui en ai offert une copie qui est restée dans son salon jusqu'à son décès à 91 ans. Son histoire californienne l'a rendu encore meilleur." On peut imaginer que la vieille mère faisait partie des "curieux-méditatifs" ! Cet homme porte le patronyme de Mozart, nom  autrichien s'il en est !  Avec Karl Kahler une boucle est bouclée !                                        

Sérène Waroux-2021 

Notes 

* Il avait aussi le sens du drapé à l'ancienne, très caractéristique de l'époque

** L’Angora turc est originaire d’Ankara, l'actuelle capitale de la Turquie, qui était autrefois appelée Angora

*** de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline

**** www.psychologies.com/Culture/Maitres-de-vie/Le-chat 

Références sites

Chat Sultan/Déambulations européennes

Sultan et un chaton gris posés sur une causeuse rouge - non daté - ph. caseantiques.com

bottom of page