Berlin, L’Electrochoc Architectural
Berlin Porte de Brandebourg
Quand nous déambulons dans Berlin et que nos pas nous mènent à Mitte, quartier situé entre la Porte de Brandebourg et la Potsdamer Platz, nous arrivons inévitablement sur un lieu si spectaculaire qu’on en est saisi de stupeur sinon d’effroi. Un lieu de "rappel " - je dirais de rappel à l’ordre - tout à fait singulier. Il s’agit du Mémorial aux Juifs Assassinés d’Europe. C’est une sorte d’installation époustouflante, en plein centre ville, construite sur un terrain de 2 ha et composée de 2711 stèles de béton brut, totalement nu et gris sombre : la couleur de l’indifférence universelle, Les stèles sont de taille et de hauteur différentes et l’ensemble est agencé comme un maillage qui ondule, sans clôture ni portail. Une sorte d’idée de cimetière : sans corps, sans noms, sans ornementation votive ; la minéralité dans toute sa dureté. Une réalisation comme jetée d’un seul mouvement qui lui donne une force vertigineuse.
Rien n’est anodin dans ce lieu de méditation " obligée ". Que l’on trouve l’œuvre d’une étrange beauté ou d’une laideur insigne, on ne peut s’en détourner indemne, tant la brutalité qui en émane répond à la violence qu’elle veut dénoncer. Déjà dans son intitulé a été bannie la langue de bois : on évoque les " Juifs Assassinés " et non la Shoah ou l’Holocauste, termes presque banalisés, abscons pour beaucoup, alors que " juifs assassinés " est parfaitement concret car ces mots induisent la préméditation des meurtres, la sauvagerie des exécutions et l’innocence des victimes civiles et sans armes. La volonté d’extermination d’un " ennemi " séculaire, ni intérieur, ni extérieur, mais fantasmé. Ce mémorial est un réquisitoire muet et pourtant… si explosif.

Mémorial aux Juifs Assassinés d'Europe, inauguré en 2005

Peter Eisenman à son cabinet
new-yorkais
Son architecte, l’Américain Peter Eisenman, né aux Etats-Unis en 1932, figure majeure de la " déconstruction " architecturale, dont on a dit qu’il a intégré de façon explicite un questionnement philosophique dans son processus de conception " a voulu, chose rare, laisser le spectateur libre d’accorder à son œuvre sa représentation symbolique personnelle. Et c’est là qu’est son génie.
En effet l’ensemble est laissé à la promenade, à la manifestation d’émotions contradictoires, afin que chacun puisse la faire sienne sans l’inhibition du respect dû aux monuments aux morts conventionnels avec dépôt de gerbes.
C’est ainsi qu’on peut observer des gens marcher entre les stèles, sauter de stèle en stèle et même certains pique-niquer debout à hauteur de bloc, comme dans n’importe quelle aire de jeux.

Toutes les dalles ont été recouvertes d'une solution spéciale pour éviter les graffitis. Les autorités espéraient que cela découragerait la "suprématie blanche néonazie" et le vandalisme antisémite ou anarchiste.
"J'étais contre le revêtement anti-graffitis depuis le début", a déclaré l'architecte Peter Eisenman à Spiegel Online . "Si une croix gammée est peinte dessus, c'est le reflet de ce que les gens ressentent ... Que puis-je dire? Ce n'est pas un lieu sacré."
ph. greelane.com/fr/sciences-humaines/arts-visuels
Cette appropriation du lieu est si inattendue qu’elle le dédramatise tout en lui conservant son mystère, sa puissance et surtout son extraordinaire panache. C’est l’exemple même du pouvoir de l’œuvre qui semble aller bien au-delà des intentions de l’auteur, posée là dans un quartier très fréquenté, comme un monstrueux et indélébile remords.
Elle semble nous crier : "ressentez ce que vous voulez, mais ressentez ! ".
D’autant plus que, située au cœur de la capitale, elle rappelle logiquement que la violence émanait d’abord des gouvernants installés dans les ministères tout proches et des sièges des deux institutions de l’appareil répressif nazi, l’endroit où la mort de millions de personnes a été planifiée et organisée, lequel est appelé désormais Topographie de la Terreur, formule glaçante s’il en est.
Vanité des vanités : en novembre 2006, le mémorial de Berlin fut récompensé par le Prix Spécial de l’ " Architekturpreis Berlin ", et par la seconde place au " Globe Award for Best Worldwide Tourism Project " *. Cela s’imposait-il ?

Vienne, Mémorial contre la Guerre et le Fascisme, sur l'Albertinaplatz , du sculpteur
Alfred Hrdlicka - Figure centrale
Je me dois d’évoquer à Vienne un autre monument, différent mais tout aussi dérangeant : le " Mémorial contre la guerre et le fascisme " conçu par le sculpteur autrichien Alfred Hrdlicka (1928-2009), dont un des éléments concentre toute l’horreur de la répression et de l’humiliation sur une simple statue de bronze représentant un vieillard juif recouvert de fil de fer barbelé, en train de brosser le sol, accroupi comme un chien. Nous sommes dans le quartier le plus mondain, le plus snob de la ville, à l’arrière de l’Opéra, face à l’Albertina et à deux pas du prestigieux Hôtel Sacher. Vision terrifiante mais… qui clame si fort la réalité.
Quelques réflexions
Quand on se penche sur les interminables argumentations et contre-argumentations et toutes sortes de contorsions mentales suscitées par de tels projets, sur le travail des imaginations sollicitées, sur les sommes investies et sur l’énergie dépensée pour faire aboutir les projets (17 ans dans le cas de Berlin…), on se pose la question de la trajectoire de notre civilisation occidentale...

Le sociologue Norbert Elias
Nos lointains ancêtres nous ont laissé des pyramides, des fresques pariétales, des cathédrales, des temples, des aqueducs, des théâtres que nous avons classés au Patrimoine Mondial de l’Humanité. Pour sa part, le XXè siècle a conçu - par devoir - des monuments ou plutôt des " contre-monuments " qui illustrent parfaitement ce que le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990) a nommé la dé-civilisation dans son ouvrage " Les Allemands, Evolution de l’habitus et luttes de pouvoir aux XIXè et XXè siècles " **, soit pour le citer : "… le grand effondrement du comportement civilisé, la grande poussée de barbarisation qui se sont produits en Allemagne sous mes yeux ".
Delphine d’Alleur - 2018
* Emis par l’association anglaise des Ecrivains Voyageurs pendant leur Salon annuel du Voyage dans le Monde à Londres. Cette récompense est remise pour un projet d’importance mondiale dans le secteur du tourisme. Méditons sur la façon dont un hommage à six millions d’âmes est devenu l’objet d’intérêts économico-touristiques…
** Paru en 1989 en allemand et en 2017 en français aux Editions du Seuil
Rérérences