Bade-Wurtemberg 1941,
la Déambulation Forcée de mon Père
“L’évadé est un homme révolté. Il donne de l’espoir aux oppressés. Il souffre pour eux et endosse le poids d’une responsabilité transcendante : il est chargé de dire au monde entier que l’individu peut triompher des machineries répressives". Sylvain Tesson *
Et Dieu sait si la machinerie nazie fut répressive, aveuglément dévastatrice, imaginative dans l'art du massacre, l'art de la torture et de la terreur, l'art du mépris de la vie, l'art de la manipulation, l'art de l'humiliation et de la bassesse, créatrice d'un chaos mondialisé qui provoqua la disparition de 60 millions d'êtres humains, s'improvisant ainsi grand architecte de la dé-civilisation. Parfaitement préparée.
Le 1er septembre 1939, les Allemands envahirent la Pologne. Le 3 septembre, la France et l’Angleterre déclarèrent la guerre à l’Allemagne, ce qui entraîna l'appel sous les drapeaux de tous les Français mobilisables. Et, comme des milliers de réservistes, mon Père quitta les siens et fut caserné à Saint-Dié, il y obtint le grade de sergent-chef. Situation cocasse pour quelqu'un issu de deux familles d'officiers, qui refusait de reprendre le flambeau générationnel.
Après la défaite polonaise fin septembre 1939, les troupes françaises quittèrent les avant-postes de la Sarre et se replièrent derrière la ligne Maginot. Commença alors ce que l’on nomma la drôle de guerre, période de trêve tacite, jusqu'au début de mai 1940, la guerre semblant peu active. Semblant seulement car elle permit aux Allemands un renforcement essentiel de leurs moyens militaires et la mise au point de leurs plans d'attaque.
Commença alors l’exode des populations : environ 8 millions de personnes furent jetées sur les routes, fuyant sans but vers l’ouest et le sud, sous les tirs aériens de la Wehrmacht. Cet exode qui vida la plupart des villes du Nord est considéré comme l'un des plus importants mouvements de population du XXe siècle en Europe. Le 6 juin, les forces allemandes parvinrent au bord du Cher constituant la limite de ce qu’on va nommer la ligne de démarcation.
Le 14 juin, Hitler entra dans Paris flanqué de sa clique.
L'Alsace et le département de la Moselle furent annexés à l'Allemagne de facto. Une demande d'armistice du gouvernement français fut alors déposée ; il fut signé le 22 juin. La structure politique et sociale française s’écroulait, les cadres et les repères ne résistaient plus. Ce fut le bouleversement total d’une société démocratique dépassée, affaiblie, humiliée, sonnée.
Se produisit alors une monstruosité digne des coutumes les plus noires, les plus reculées, les plus sinistres venant de la nuit des temps : 1 million 845 000 soldats et officiers français - presque 10% de la population masculine française adulte - furent pris au piège dans leur propre caserne, otages des troupes allemandes, avant d'être acheminés de force en Allemagne, à pied ou par trains de marchandises vers les points de chute définitifs : les stalags pour les simples soldats, les oflags pour les officiers. Sans combat.
Environ 70 000 réussirent à s'évader sur l'ensemble de la période (soit 200 000 en additionnant France, Belgique et Luxembourg) sans compter ceux qui le purent dès les premières semaines avant leur transfert vers l'Allemagne. Cette ignominie ressemble étrangement aux lendemains des victoires des conquérants de l’antiquité quand les vainqueurs poussaient devant eux des hordes de vaincus dépenaillés et asservis, il y a 2000 ans... "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" a dit Lavoisier. En matière de comportement humain, idem, mais de quelle transformation pourrait-on parler ?
Tout contact fut immédiatement rompu entre les familles et les soldats. Pour la majorité d’entre eux, ce fut l’aube d’une galère de 5 ans. Qu’allaient devenir tous ces hommes brimés et démunis ? Et leurs familles désemparées ?
Le texte qui suit, rédigé en collaboration avec mon frère, regroupe les souvenirs et quelques lettres que lui a transmis notre père, il y a de nombreuses années, sur sa captivité puis son évasion à la fin de 1941. Dans le but d'être communiqués à la génération familiale née entre 1970 et 2000.
Première tentative d’évasion. - Avant de passer le Rhin et, avec la ferme détermination de s’évader, mon Père avait projeté de marcher systématiquement parmi les derniers à une allure de sénateur, car il avait observé qu’à un moment précis les soldats allemands tendaient le bras pour stopper la colonne et désigner ceux qui devaient nettoyer la dernière caserne occupée par les troupes. Ses codétenus le trouvaient d'ailleurs si lent que l’un d’eux, le croyant simple d’esprit, lui fit cette réflexion aussi insolite qu'insolente de titi parisien : " C’est pas toi qu’a sucé la Tour Eiffel pour la rendre pointue ! "
Balayant les sarcasmes, Il savait parfaitement ce qu’il voulait. Malheureusement, l’occasion ne se manifesta pas si vite. La colonne de prisonniers arriva donc au stalag V c à Malschbach à 9 km de Baden-Baden, sous-camp d’ Offenburg à 55 km, situé sur cette carte.
Il y avait au total 75 de ces camps en Allemagne, sauf exception pour ceux encore en chantier, quasiment tous prêts avant le début des hostilités. Ce qui en dit long sur la faculté d'anticipation allemande ! Il y en eut nettement plus au fur et à mesure des événements. Ils se composaient de 10 baraques divisées en plusieurs chambrées d'une douzaine d'hommes et comportaient une rue centrale, un bloc de douches et de wc. Ils étaient ceints d’une triple haie de barbelés de 2m50 de hauteur, flanquée de miradors.
Les stalags rassemblaient un personnel important et dépendaient de commandants régionaux. Et les prisonniers étaient regroupés en unités de travail appelées arbeitskommandos.
A l’arrivée, les soldats se voyaient attribuer un n° matricule gravé sur une plaque métallique (mon Père eut le n° 52516) avec cordon à passer autour du cou, puis remplissaient une carte dite :
Avis de capture, qu’ils adressaient à leur famille, accompagnée d’un ensemble de consignes à respecter scrupuleusement - sous peine de ne se voir remettre ni lettres, ni colis - comme "N’écrivez que de courtes lettres. De longues lettres ne sont traitées que plus tard par la censure. Ne mettez rien dans les paquets que la censure soit obligée de retenir;"
Suivait la liste des objets dont l’envoi était autorisé et ceux dont l’envoi était interdit dont des "armes, couteaux, rasoirs, munitions et produits explosifs, postes émetteurs ou récepteurs" (!) On l’aurait deviné. La correspondance se limita à l’envoi mensuel de deux lettres et deux cartes postales.
Par conséquent, le contenu des lettres était bref, répétitif et forcément en termes voilés, car il n’était pas question pour les prisonniers de détailler leurs activités, ni celles du camp, ni les informations qu’ils pouvaient surprendre.
Ce n'est qu'à partir du 12 août 1940 que les listes de prisonniers furent diffusées par le Centre national d'information. Mais c'est le 5 octobre seulement que les adresses des centres d'internement furent ajoutées... Il devint enfin possible pour les familles d'envoyer courrier et colis.
Sa vie quotidienne – sa correspondance – le travail forcé
A leur arrivée, les prisonniers manquaient de tout. Ils avaient pour seuls vêtements leur tenue militaire, et leurs effets personnels furent réduits au strict minimum, lorsqu'ils ne furent pas carrément dépouillés, notamment de leur montre. Alors sévit la quadruple peine collective : privation de liberté, travail obligatoire, nourriture infecte et logement misérable auxquels s'ajoutait le poids de l'incertitude et de la menace physique permanente.
Mon Père, auquel furent remis un uniforme et des godillots, fut d’abord envoyé sur le chantier d’une voie ferrée pour la pose de rails, travail physique pénible demandant de la précision et de l’endurance, mais indispensable aux Allemands pour assurer leurs moyens de communication et leur avance indéniable dans l’industrie de guerre.
Les kommandos commençaient très tôt le matin, puis s'effectuait dehors l'appel de la sentinelle, interminable l’hiver dans la neige et le froid. Ils étaient conduits par des gardes qui les suivaient dans leurs déplacements, les surveillaient en permanence et fermaient les baraques le soir. Le temps de travail journalier se situait entre 10 et 12h selon les saisons. Question nourriture, c’était maigre, insipide. Inqualifiable. Le matin, ersatz de café et tranche de pain ; à midi, les jours travaillés, une soupe à base de chou, d’orge, de navets, de rutabaga ou bien de pommes de terre, servie au chantier ou à la französische kantine.
Le 3è repas était constitué parfois d’une tartine de pain noir agrémentée de margarine à peine visible. Pour ceux qui étaient envoyés au gnouf c’était eau et pain sec. La qualité des repas ne correspondait absolument pas à ceux que connaissait le Français même de condition très modeste. Les colis des familles partagés dans la chambrée amélioraient grandement l’ordinaire. Puis, arrivèrent des caisses de biscuits envoyées par le gouvernement de Vichy. On les surnomma biscuits Pétain. Les colis de nourriture en provenance de Vichy arrivèrent de plus en plus nombreux, contenant même des livres et des jeux ! Des jeux... quelles fourberie et complicité de la part de Vichy vis-à-vis de jeunes hommes, au moment même où ils se lançaient dans une vie pleine de projets, avec optimisme et foi en l'avenir !
La Croix-Rouge prit en main ces envois en janvier 1941 et les familles purent désormais adresser chaque mois, à l'aide d'étiquettes spéciales, 2 colis de 5kg maximum - cela pouvait correspondre à environ 200g de vivres quotidiens supplémentaires par prisonnier - alors que, selon la Convention de Genève, le nombre de colis pour les prisonniers ne pouvait être restreint.
Dans ses cartes-lettres pré-imprimées, mon Père évoquait souvent les produits dont il avait besoin et bien sûr ses états d’âme, comme tous les captifs. Sa première lettre datée du 7 août 1940, adressée à ma Mère : "Je suis en bonne santé et tu n’as aucune crainte à avoir. Je suis bien traité et pour le moment je n’ai pas à me plaindre. Il me tarde d’avoir de tes nouvelles. Soigne-toi bien. Je ne pourrai t’écrire que 2 cartes et 1 lettre par mois, mais le courrier reçu n’est pas limité. Préviens tout le monde. Je peux recevoir des colis de conserves, chocolat, confiture, cigarettes (…) Bons baisers pour toi et tout le monde. Raoul," On comprend qu'il nous ait répété maintes fois, à nous petits, quand il était mécontent : "Tu auras mangé ton pain blanc le premier !" Or, pour nous le pain ne pouvait qu'être blanc !
Vingt jours après, le 27 août : "(...) Je suis toujours en bonne santé, mais le temps est bien long loin de toi. Je n’ai reçu de nouvelles de personne, il me tarde bien d’en avoir. Ici tout va bien. J’aurais besoin d’un tricot car il ne me reste plus rien. Si j’avais été agent militaire, je ne serais pas ici. J’espère que ce sera vite fini. Au revoir et de gros baisers pour toi et pour tous."
Puis, le 10 septembre, (...) je travaille encore à la voie du chantier avec Duffard, mon nouveau camarade. Nous gagnons 75 pfennigs par jour ce qui nous permet d’acheter quelques petites choses nécessaires. (Le salaire touché par les prisonniers correspondait environ à 60% du salaire d’un ouvrier allemand mais amputé des frais de nourriture et de logement…) Je pense souvent au jour de la libération et à la joie que j’aurai de tous vous revoir. La carte de Papa me donne beaucoup d’espoir. Il pleut aujourd’hui et nous ne sommes pas allés travailler. J’en profite pour couper les cheveux à mes camarades, car je suis le seul "coiffeur" du détachement. Je m’en sors très bien et c’est une occupation pour le dimanche. Je prends 10 pfennigs afin d’acheter une tondeuse. Je n’ai plus de crème à raser et j’en voudrais une boîte.(...) Mon Père évoque la libération… Qui n’y pense pas chaque minute de chaque jour et de chaque nuit ? C'est le premier sujet de conversation des prisonniers avec, bien sûr, l'improbable voire l'impensable évasion.
Quelques loisirs
Excepté les jeux de cartes ou même de billes et d'osselets ! et la lecture rapide de l'hebdomadaire de propagande Le Trait d'Union, les loisirs étaient rares sauf pour les sportifs et une poignée de musiciens. Mon père se distrayait avec les magazines scientifiques envoyés par ses parents. Le 12 octobre, il mentionne d'autres loisirs qui animent parfois leur quotidien de captif "Ma petite chérie. (...) Nous préparons ici une représentation de théâtre pour les camarades d’un autre kommando. Je suis chargé de construire les décors. C’est un rude travail surtout avec ce que nous possédons. Ceci fait passer un moment. (...)" Il est amusant de lire que la création d’un décor de scène est un rude travail alors qu'il se lève très tôt tous les jours pour aller dans la boue, le froid et l’humidité poser des traverses, porter et boulonner des rails ou répartir des brouettées de ballast !
Fin octobre, relâchement dans le contrôle postal. Une lettre écrite le 13 octobre n’est oblitérée que le 8 novembre. La censure croule sous le travail ! Mon Père se plaint de ne pas recevoir de courrier, mais il reste optimiste "… par contre j’ai reçu les paquets, 2 de toi, 2 de Madeleine et 1 de Raymond. Tu les remercieras bien pour moi. Il était temps que je reçoive la chemise car je n’en avais plus. Duffard m’avait prêté l'une des siennes. Ici il n’y a rien de changé. Il paraît que les premiers libérés seront ceux qui appartiennent aux formations d’état".
Il se berce d' illusions. "Ici nous n’avons aucune nouvelle du reste du
monde, mais j’espère quand même que ce sera vite fini car l’hiver sera sûrement très dur. (...) En rentrant chez nous, je te ferai voir comment on fait des économies. A ce sujet, j’ai beaucoup appris. (on reconnaît son humour pince-sans-rire. Il aurait dû se faire muter aux cuisines, lui qui était fin gourmet et connaissait la gastronomie périgourdine sur le bout des doigts et des papilles ! Bourré d'imagination, il aurait fait des merveilles avec du rutabaga... et un pot de graisse d'oie !). Chacun cherchait à “se nourrir” de mots et d’évocations savoureuses, avec mille détails salivants ... mais si douloureux.
"Tous les soirs nous cherchons nos totos. Cette semaine on doit nous désinfecter." (...) J’espère bien être près de toi au moins pour Noël."
Une certaine routine - Au bout d’un moment, au chantier, on s’était aperçu que certains prisonniers fatigués ou tire-au-flanc faisaient semblant de porter les rails, ils se plaçaient au milieu, soulevaient un peu et laissaient porter toute la charge à ceux situés aux extrémités - le poids d’un mètre de rail en fer étant d'environ 60kg - mais ils étaient surveillés, et les coups de crosse, pleuvaient. Ceux qui étaient surpris à "flemmarder" devaient rester sur le chantier et poursuivre le travail.
Les sanctions encourues étaient individuelles ou collectives, comme la privation des fameuses étiquettes nécessaires à la réception des colis ou des coups de schlague, ou les deux, et cela malgré la Convention de Genève du 27 juillet 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre dont le principe général était (et est toujours) que les prisonniers de guerre doivent être traités avec humanité, selon 97 articles bien définis… restés lettre morte. Ceux qui exigeaient l'application de la Convention de Genève étaient envoyés en camp de représailles.
Ayant rédigé fin octobre 1940 une demande de libération**, faisant état de sa fonction d’ingénieur à l’Energie Electrique du Sud-Ouest (E.E.S.O. avant nationalisation), mon Père reçut un Avis signé du Lieutenant Colonel et Commandant du stalag" (...) D’après les prescriptions concernant la mise en liberté des prisonniers de guerre, c’est seul le Haut-Commandement de l’Armée Allemande à Berlin qui est compétent. Par conséquent les demandes doivent être faites par l’intermédiaire de l’administration militaire allemande ou des services des autorités militaires allemandes et c’est par la voie hiérarchique qu’elles seront adressées au Haut Commandement de l’Armée Allemande. Si c’est dans l’intérêt du Reich, les demandes pour la mise en liberté seront favorisées." La douche fut glacée...
Moments de découragement, compagnons rampants et volants
Les cartes datées des 17 et 24 novembre montrent une baisse de moral. On comprend aisément que le temps parût si long aux soldats qui se languissaient, ruminaient l’absurdité de leur situation, attendaient ardemment la correspondance de leur famille et ne trouvaient aucun intérêt à un travail qui n’avait d’autre but que d’enrichir l’ennemi. On ne sait comment s’est passé Noël car la carte suivante date du 12 janvier 1941. Cependant, il a “changé de métier” mais manifestement il s’ennuyait. "Petite Mone. (...) Pour le moment je suis employé au bureau à faire de la comptabilité. Je n’ai pas besoin de vêtements ni de souliers. J’ai beaucoup de patience (hélas, il lui en faudra jusqu’au moment propice de faire le mur !) (...) Je n’ai plus de tabac. Je ne coupe plus les cheveux. Il me tarde d’être parti de ce milieu. "
Juillet 1941, comme des milliers de ses compagnons d’infortune, il réfléchit à de multiples projets et même aux augmentations de salaire de son entreprise "(…) Ton flacon d’insecticide me sert aussi contre les moustiques car il y en a beaucoup. Ces jours-ci il fait très chaud. (…) J’espère que là-bas les récoltes seront bonnes et que petit à petit tout redeviendra normal. Il a dû y avoir des augmentations à l’E.E.S.O. J’ai beaucoup de projets pour l’amélioration de notre sort ; j’espère que je pourrai les mettre en pratique sans trop de difficultés. Je regrette bien de ne pas avoir acheté un moulin, au moins on aurait pu y planter des légumes. Si, par hasard, tu trouvais quelque chose, tu sais ce que tu as à faire. (...) Je pense sans cesse à vous. Où est-il le moment où je vous serrerai dans mes bras ? (…) Raoul. Pour lui et ses codétenus, la déprime due à l'inquiétude pour la famille, l'éloignement et l'ignorance de la durée de séparation, commence à pointer, pour d'autres s'y ajoute la promiscuité permanente à supporter en serrant les dents.
Mon Père a évoqué les poux et les moustiques, mais à son retour, il raconta les invasions de puces et surtout de punaises. Celles-ci, recherchant la chaleur, se réfugiaient dans la journée sur les étagères à vêtements fixées au-dessus des lits d’où montait la chaleur corporelle du dormeur, puis la nuit venue, se laissaient tomber sur celui-ci…. Certains les écrasaient sur les murs avec une cuillère, le résultat était délicieusement qualifié de confiture boche !
Changement d’affectation
Aux prisonniers qui donnaient satisfaction il était demandé de décliner leurs coordonnées complètes, leur profession et ce qu’ils “souhaitaient” faire. Puis on les faisait sortir du rang et ils étaient embarqués vers des usines proches où le travail était “moins pénible”. Mon Père, ingénieur en électricité, fut ainsi affecté à l’usine Argus-Motoren, peu éloignée, tout en continuant de vivre au stalag.
Dans son usine, mon Père eut la charge de gérer entre autres le fonctionnement des axes des moteurs de machines-outils. Il le raconta en quelques mots dans sa lettre du 5 octobre 1941 qui, étonnamment, n’a pas été censurée. "(...) Les Russes n’en ont pas pour bien longtemps maintenant et j’espère que bientôt on sera débarrassé tout à fait des communistes. En attendant, mon seul désir est d’être vite revenu vers toi. Ca ne saurait tarder vu les événements. Ma vie ici est toujours identique. A plusieurs reprises, je t'ai dit ce que je faisais et ça n’a pas changé.
Je m’occupe surtout de faire des réparations électriques, refaire du bobinage, refaire des pièces pour moteur, arranger des appareils électriques ; en un mot je bricole. Le plus pénible est de se tenir toujours debout. Le matin nous partons à 6h et demie et on commence à 7h jusqu’à 12h et demie et de 1h à 5h. Nous mangeons à l’usine et nous repartons pour notre chambre à 6h et demie. Beaucoup de pommes de terre. C’est souvent que je pense aux repas que nous faisions ensemble chez nous. Tu sais je n’ai pas encore mangé de melon ni de raisins. !" - Tous ces malheureux doivent fantasmer sur une nourriture décente et le titi parisien sur un fabuleux steak-frites ! - "Tu me trouveras sans doute bien changé. Pourvu que je ne sois pas trop abruti et que tu m’aimes encore. J’ai encore de l’énergie et je sais ce que je veux. (…) Ce soir nous sommes allés voir un autre kommando et ils donnèrent une représentation de théâtre. Dans 15 jours c’est chez nous que ça se passera. (...)
Première prise de risques et... zapotache
C’est en travaillant à l’Argus-Motoren - où c’était plus “peinard“ qu'au chantier - qu’il va réfléchir concrètement à son évasion. Elle aura lieu avec Duffard, devenu son inséparable ; ils étaient issus de la même province et ils considéraient tous les deux les bons côtés des choses. Quand mon Père eut mis au point l’organisation de son travail, il commença à le saboter, afin de ralentir les cadences. Il attendait que le tour de perceuse des ouvriers-codétenus tombe en panne, il abandonnait alors son travail pour le dépanner et se débrouillait pour faire griller le moteur à réparer. Toutes les machines fonctionnant en triphasé, avec un fusible sur chaque fil, il supprimait un fusible en bon état pour le remplacer par un fusible grillé - il en avait toujours un dans une poche - le moteur ne tournait plus alors que sur 2 phases, ce qui le ralentissait considérablement.
Il expliquait que "l’enroulement du moteur était en mauvais état". Apparemment les contremaîtres allemands n’y voyaient que du feu, ils faisaient confiance au professionnel ; ils n’avaient pas le choix, car la majorité des techniciens étaient au front.
Il fut également employé au bureau d’études de l’usine sous l'autorité d’un ingénieur allemand ; il y dessinait des plans confiés ensuite à un atelier de réalisation. Quand on y pense, avec le recul de plus de 80 ans, on se demande comment le mental pouvait résister sous la pression de la proximité physique de l’ennemi - distant de deux ou trois tables à dessin -qui exploitait un prisonnier pour la conception de ses propres engins de destruction et d'innommable soumission. Absurdité paradoxale dans laquelle mon Père puisa une détermination sans faille, se répétant sans cesse ce mantra : "ne pas continuer à subir", nourri d'une foi inébranlable en la réussite. Qu'on se penche sur cette pensée très subtile de Gandhi : “La différence entre possible et impossible est la détermination”.
Des usines, comme celles d'Argus Motoren, BMW, Volkswagen, Bosch, Man et bien d’autres dans de multiples secteurs (dont le secteur chimique qui a produit chez Degesch-IG Farben avec 83 000 travailleurs forcés - c'est-à-dire des esclaves - des milliers de tonnes de zyklon B, le gaz mortel utilisé dans les chambres à gaz) ont ainsi exploité des centaines de milliers de prisonniers, de toutes origines. Le sous-camp Berlin- Reinickendorf du camp de concentration de Sachsenhausen a fourni la main-d'œuvre de l'Argus-Werke ...
Reconstitution de l'Evasion de mon Père - A période critique, actes invraisemblables
Mon Père avait eu l’occasion, quand il était employé, pendant les premiers mois de 1941, au bureau de la comptabilité du stalag - les prisonniers à tour de rôle exécutaient des tâches administratives ou d’intendance - de commencer à confectionner une fausse carte d’identité de travailleur de cette ignoble supercherie que fut le STO (Service du Travail Obligatoire, qui va déséquilibrer un peu plus l'économie de la France****), totalement identique à une réelle avec photo, papier, encre, typo, tampon. Dans les dossiers à sa portée, il avait mis la main sur une carte d’identité de travailleur. Précis et méticuleux, il dessinait bien et était très habile. Absolument essentiel : il était doté d'une patience à toute épreuve et il jouait la comédie au moment approprié, sachant que le succès dépendait de la minutie de la préparation, de la méthode et de l'audace employées. Ce qui va suivre ne peut que stupéfier sur la puissance de protection d'une Bonne Etoile, dont les deux compères bénéficièrent tout au long de leur fuite ! D’autant plus qu’ils avaient choisi de sortir de la banalité. Car, pendant plusieurs semaines, mon Père endossa simultanément plusieurs autres "métiers" , mais ceux-ci clandestins, à commencer par celui de faussaire !
Première grosse difficulté : faire faire une photo au bon format, mon Père, passionné d’optique - il le prouvera plus tard avec plusieurs inventions qu’il fera breveter, dont un appareil photographique panoramique à format variable - avait bricolé un appareil-photo très rudimentaire à l'aide d'une chambre noire en aluminium et d'un petit objectif qu’il avait trouvé en furetant dans le bureau d’études de Argus-Motoren. Par bonheur, il avait repéré un jeune garçon qui, poussé par la curiosité, se promenait souvent le long des grilles de l’usine. Il l’intéressa d’abord avec quelques pfennigs et de menus objets bricolés lors de ses moments de loisirs, un briquet ou un sifflet par exemple.
Ces menus cadeaux avaient pour but de le convaincre d'acheter une pellicule et de l’amener, par jeu, à se photographier l’un l’autre. Les tractations furent longues car l’enfant comprenait qu’il y avait là un interdit absolu, mais mon Père avait fortement ressenti que l'enfant s'exécuterait à un moment ou à un autre. La tentation des pfennigs fut la plus forte, il se prêta au jeu et rapporta une pellicule. Quand la prise de vue fut effectuée, mon Père glissa la pellicule dans un tube métallique et le garçon fit faire le développement au bon format.
On peut dire que la Providence a veillé sur ces deux êtres qui jouaient avec le feu. Mon Père, d'un caractère moqueur, et pratiquant souvent les périphrases, nous disait quand nous étions petits "aux innocents les mains pleines". Formule incompréhensible bien sûr, car avoir les mains pleines signifiait pour nous "pleines de bonbons"! Dans cette longue guerre sans merci, il y avait là un innocent et un être maltraité qui visaient, chacun, leur intérêt.
L’étape la plus délicate fut ensuite de reconstituer le tampon du camp - obstacle majeur - et de le faire parfaitement chevaucher le carton et la photo afin que l'ensemble soit convaincant.
Deuxième grosse difficulté, confectionner un costume de civil, car il était hors de question de s'enfuir en portant la tenue kaki de prisonnier ! Dans certains stalags, le stock de vêtements était soumis à une stricte discipline car à son arrivée, chaque homme devait déposer ce qu'il possédait et ne garder que l’uniforme, deux chemises et deux caleçons. Les vêtements déchirés étaient remplacés au magasin allemand.
Et maintenant ; couturier clandestin ! Le magasin de Malschbach était un capharnaüm qui abritait uniformes, linge et chaussures. il y déroba un simple uniforme, le décousit entièrement, se procura de la teinture bleu foncé (où ? je ne sais) pour le teindre dans un coin de la baraque des sanitaires, puis en recousit tous les éléments, à la main bien sûr. Comment il parvint à franchir progressivement toutes ces étapes, longues, aussi risquées les unes que les autres, avec un temps de travail journalier conséquent une fatigue physique et psychologique non négligeable et une alimentation misérable, seul le vent connaît la réponse ! Mais le bon et fidèle Duffard, qui ne connaissait que l'horlogerie (!) faisait le guet efficacement et sans bavardages.
Le diable se cachait dans absolument tous les détails, y compris dans les souliers. Les godillots allemands à lacets comportaient à l’arrière une sorte de rivet qui en retenait la partie basse, ce qui n’était pas le cas des souliers français. C’était donc pour la police allemande et les dénonciateurs de tout poil un excellent moyen de repérer un évadé qui avait négligé ce détail. Ce qui se passa d’ailleurs fréquemment.
Tout cela demanda du temps et une immense dose de ruse et de prudence d’autant qu’il fallut créer l’ensemble en double exemplaire pour que Duffard puisse l’accompagner. Et qu’il fallait cacher le matériel à l’abri des contrôles et des regards fureteurs. S’ils avaient été surpris ou dénoncés, ils auraient été bastonnés et convoyés illico dans des camps de Prusse orientale ou de Silésie, à l’autre bout de l’Allemagne, en trains à bestiaux, gardés par des hommes lourdement armés, en compagnie d'autres candidats à l'évasion ou au sabotage, sans aucune chance de s'en sortir.
Affectation dans une exploitation agricole - Les prisonniers étant à la disposition des Allemands, mon Père et Duffard furent envoyés un beau jour dans une ferme agricole voisine, lors d’un échange d’hommes avec ceux du STO. On envoyait aux champs les hommes en bonne santé ; les autres, qui pouvaient être atteints de tuberculose, du typhus ou même de méningite. étaient rapatriés. Dans les fermes aussi, la main d’œuvre faisait défaut car envoyée au front. L’intérêt était qu’y circuler était encore plus aisé qu’en usine d’autant que les travaux d’une ferme sont par définition extérieurs, extrêmement variés et donc moins contrôlables. Mon Père y avait trouvé une planque pour les vêtements et les souliers de civils. Ici, il endormit la confiance de la fermière en l’aidant à confectionner des gâteaux de style kougelhopf avec les moyens du bord ! Si les Allemands ont appris à mon Père leur économie domestique (!), il leur a fait la démonstration du bon vieux système D français. Sorte de transfert de savoirs !
Le stratagème de la vache - Le jour J arriva – on ne sait la date de leur fuite mais on peut la situer fin décembre 1941, premiers jours de janvier 1942, par grand froid. Les deux compères étaient prêts. C’était un jour où on leur avait ordonné - dans la perspective de nouvelles constructions - d’effectuer des métrages avec des décamètres (nouveau métier : arpenteurs !) dans des champs et près de certaines routes.
Ils quittèrent la ferme, se changèrent, mirent du papier journal dans leurs godillots contre le froid, quelques provisions dans une musette, dont une tourte "empruntée" à la fermière, un paquet de cigarettes, dérobèrent deux vieilles casquettes à rabats et filèrent rapidement en rase campagne, avec en poche quelques pfennigs pour se restaurer et payer leur billet de chemin de fer, et bien sûr la précieuse carte de STO. En cette saison, les champs étaient quasi gelés et ils ne pouvaient compter sur le ramassage de fruits dans les vergers pour se nourrir. Ils "empruntèrent" aussi une vache pour la tirer derrière eux, afin de sembler plus convaincants s’ils étaient stoppés et questionnés.
Ils avaient bien observé l'environnement et repéré les orientations grâce aux allers et venues matin et soir, en camions vers les chantiers, l'usine d'Argus et l'exploitation agricole. Ils cheminèrent donc tels deux braves travailleurs du STO jusqu’au Rhin. Comme dans le film La vache et le prisonnier***** Ils tombèrent à un moment sur des évadés russes perdus et affamés, ramassés par les Allemands à l’est pour servir comme main-d’oeuvre corvéable, et qui voulaient leur acheter la vache pour la manger. Mon Père ne comprenant pas le Russe, l’un d’eux dessina une vache sur un morceau de papier, déchira le dessin en plusieurs morceaux et se fit comprendre en en mâchant un bout ! Mais l’alibi des deux fugitifs était bien trop précieux. Ils continuèrent donc de remonter la rive droite du Rhin, diable de fleuve très large qu'il fallait vite franchir.
Le dangereux passage du Rhin - Persévérance
Ils libérèrent la vache teutone pour passer le Rhin. Ils avaient déjà couvert plus de 70 km. La seule et unique possibilité de traverser le fleuve était d’emprunter le fameux pont routier reliant Kehl à Strasbourg. Or, celui-ci avait subi d’énormes dommages dès le début des hostilités ; en effet, en octobre 1939 le génie français en avait fait sauter le pilier ouest. Mais en mai 1940, les troupes allemandes avaient érigé un pont provisoire à l’aide de vieux pontons. Puis les troupes françaises en juin 1940 détruisirent les deux ponts, le routier et le ferroviaire, mais ceux-ci furent réparés après l’annexion de facto en octobre 1940 de l’Alsace et de la Moselle par le IIIe Reich. En résulta, après trois mois de construction, un pont routier provisoire en bois, long de 325 m “étudié pour durer” et supporter des camions et des engins.
Par conséquent, aux premiers jours de 1942, ce pont se trouvait très encombré du fait d'importants mouvements de populations, de troupes allemandes et de milices, motorisées ou à pied, circulant dans les deux sens. Il était urgent pour les deux fugitifs de dépasser ou de se fondre dans cette foule. Ils parvinrent enfin à Strasbourg – zone annexée - et entrèrent dans un estaminet pour se restaurer dignement. Or, là, ils se firent immédiatement repérer par un homme qui confia à son voisin de table, en français : "Regarde ces deux-là, ils s’évadent ». Mon Père qui l’entendit se leva brusquement et s’approcha de lui, lui demandant sans ciller de répéter ce qu’il venait de dire. L’homme, surpris, prit peur, sachant que parmi les consommateurs il y avait des miliciens déguisés en officiers allemands, il se tut. On peut dire que les deux fugitifs avaient entendu siffler le vent du boulet !
Retour chaotique au bercail
La nouvelle difficulté qui se présentait à eux était de quitter rapidement Strasbourg grouillant de soldats de la Wehrmacht et d’espions, et sa gare où tant de candidats à l'évasion s'étaient fait "alpaguer", puis de traverser l’Alsace-Moselle annexée qui vivait une confusion terrible due aux expulsions massives des personnes non originaires des trois départements et aux incorporations forcées. Les Allemands avaient exigé le retour au pays des Alsaciens-Lorrains évacués en 1939.
Enfin de passer sa frontière avec la France occupée, puis celle avec la Zone Libre, frontière appelée ligne de démarcation ; ils commencèrent par se rendre à la Poste pour adresser une carte à leur famille afin d’indiquer leur position. Pas de téléphone chez mes grands-parents : mon grand-père, officier supérieur à la retraite, nourrissait la nostalgie d’un passé révolu mais distingué, et refusait ce progrès technique jugé intrusif.
Strasbourg, avenue de la Paix (!) , défilé des troupes d'occupation - 1941
En outre, la circulation par train était devenue problématique car en se retirant d’Alsace, l’armée française avait détruit les principaux axes de communication. Elle avait fait sauter plus de 100 ponts de chemin de fer. Entre Mulhouse et Saint-Louis, la voie ferrée avait été très endommagée, les rails démontés et les postes d’aiguillages rasés...
En Moselle, des ouvrages du réseau ferroviaire avaient été détruits dès octobre 1940 Au total, en Alsace-Moselle, ce fut près de 250 ponts routiers et ferroviaires qui furent dynamités. Plusieurs tunnels étaient inutilisables, et des km de rails et d’aiguillages hors service. Le réseau ferré était donc désorganisé, techniquement et humainement, d’autant que les Allemands exploitaient eux-mêmes les lignes depuis juillet 1940.
Tant bien que mal, nos deux faux STO réussirent à traverser cette frontière peu éloignée de Belfort. Par chance, les STO, relativement libres de leurs faits et gestes, circulaient sans trop de tracas et bénéficiaient d’une permission. Car il y en eut au tout début, mais ce droit fut rapidement supprimé - dès mai 1942 - leurs bénéficiaires ayant très souvent “oublié de revenir” !!! Le pire viendra avec la loi du 4 septembre 1942 répondant aux exigences de l'ennemi grandissantes de main d'oeuvre et à la politique vichyssoise de "la Relève". A 4 mois près, la tentative d'évasion des deux hommes était vouée à l'échec. Il y eut bien une fois un contrôleur flanqué d'un gestapiste qui leur demanda leur billet et leur carte de STO, mais rien de vraiment alarmant, puisque les deux fuyards venaient bien d'une exploitation qui employait des STO et qu'ils pouvaient nommer !
Puis la course en train se poursuivit, au hasard des circonstances, des contrôles et des capacités de la SNCF, ou à pied en rasant les murs, même avec une carte de STO. Car ils ne possédaient bien sûr plus aucune trace de leur “ancienne identité”, restée sous bonne garde à leur stalag. Et ceux qui revenaient du STO étaient mal considérés à leur retour ou pendant leurs permissions et étaient souvent traités de collabos. On leur reprochait d'être partis “pour renforcer le potentiel de la main-d'œuvre du Troisième Reich.“
C’est finalement dans le train qui se dirigeait vers le sud-ouest, juste après la ligne de démarcation, qu’ils entendirent parler du Centre de démobilisation pour évadés installé en gare de Bourg-en-Bresse. Ils y descendirent et racontèrent leur périple. On leur remit des vêtements et des chaussures de civils, un pécule de 1000 francs auquel venait s’ajouter une prime pour "services exceptionnels rendus à la patrie" en leur qualité d'évadés (quelle flagornerie !). On leur établit une Fiche de Démobilisation (cf photo) avec prise d'empreintes puis on leur indiqua une place dans un baraquement de l’armée pour se doucher, se restaurer et y passer la nuit.
Le lendemain, 6 janvier 1942, la SNCF les prit en charge pour rentrer chez eux, en Dordogne. Et, c’est ainsi qu’un homme à l’air détaché fatigué et amaigri, mon Père, vêtu sans grande recherche et muni d’une simple musette, descendit en gare de Bergerac, totalement indifférent à ce qui l‘entourait, même à ma Mère qui venait chaque jour guetter son arrivée, du haut de la passerelle. Cette attitude anonyme était feinte par crainte des espions et des vrais collabos qui grouillaient un peu partout et n'auraient pas perdu l'occasion de fondre sur lui. Et pourtant, il pensait très fort aux joies imminentes et chaleureuses qui l'attendaient. Pour mon Père et son codétenu, l’enfer avait pris fin. Le fil invisible de l’opiniâtreté et de la chance les avait guidés jusqu’au bout. Il leur fallait, maintenant, réapprendre à vivre en hommes libres, profiter à nouveau des bonnes choses produites par leur cher Périgord et "se défaire de la défaite." L’ami Dussart partit de son côté rejoindre les siens ; il ne donna jamais plus signe de vie.
Une création digne du Professeur Tournesol : la moto
On a vu que les talents de mon Père dans un environnement hostile, demandant débrouillardise et maîtrise de soi, s’étaient montrés multiples et dignes d'éloges. A son retour, réintégré comme dessinateur et responsable d’un secteur de distribution électrique à l’E.E.S.O. à Périgueux, il pouvait circuler dans toute la Dordogne au moyen des voitures de service. Mais en privé il ne possédait qu’une bicyclette car sa propre voiture avait été "réquisitionnée” , c'est-à-dire volée, depuis longtemps.
Or, dans l’atelier d’entretien de mécanique et d’électricité, en lisière de Périgueux, où il se rendait souvent, il eut l’idée de “confectionner” une moto électrique à partir d’un cadre de moto, de batteries de voiture, d’une roue de voiture à l’avant et d’une roue de moto à l’arrière équipée d’un disque à chaîne pour être entraînée par un moteur électrique à courant continu, branché sur les batteries. Sur route plate et en montée, le moteur donnait une autonomie d’environ 23 km ; dans les descentes, il fonctionnait en dynamo et rechargeait les batteries. Car il y avait trois grosses batteries, une de chaque côté, et une à l’avant, sous les pieds.
Leur recharge se faisait à l’atelier ou chez lui. Assemblage invraisemblable, l’engin avait une allure peu orthodoxe mais était parfaitement silencieux ! En tout cas, ce furent les prémices des inventions - nettement plus sophistiquées - que mon Père mit au point pendant les années cinquante et soixante.
Ainsi équipé, il prit le chemin d'une autre déambulation, voulue cette fois : LA RESISTANCE.
Denis Waroux
Sérène Waroux - 6 juin 2024
Notes
* Sous l’étoile de la liberté. - Editions Arthaud - 2005
** Environ 90 000 prisonniers avaient profité d’une libération anticipée en 1940, ce seront 193 000 en 1941
*** Au total, 22 080 V1 furent lancés sur les villes anglaises, belges, hollandaises et françaises, dès le 14 juin 1944, une semaine après le débarquement de Normandie
**** Précisions sur le STO : à l'automne 1940, le gouvernement de Vichy, entièrement subordonné à l’Allemagne, recruta des volontaires, avec statut de travailleurs et non de détenus, pour partir travailler en Allemagne. Jusqu’à ce que le volontariat se transforme en contrainte par une loi en 1942 pour répondre aux exigences allemandes de main d'oeuvre. En tout, pendant la Seconde Guerre mondiale, un total de 600 000 à 620 000 travailleurs français dont 70 000 femmes, furent acheminés vers l'Allemagne entre juin 1942 et juillet 1944. La France fut le troisième fournisseur de main-d'œuvre forcée du Reich.
***** Film de Henri Verneuil avec Fernandel - 1959
Références
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fr.wikipedia.org/wiki/Mobilisation_française_de_1939
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en.wikipedia.org/wiki/German_prisoner-of-war_camps_in_World_War_II
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cf2gm.hypotheses.org/1078
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www.musee-armee.fr/fileadmin/user_ upload/Documents/Support-Visite-Fiches-Objets/Fiches-1939-1945