Malaparte, Kaputt, Ladoga
Les chevaux de Neptune - peinture de Walter Crane, symboliste anglais - 1893 - Bayerische Staatsgemäldesammlungen - ph. fr.wikipedia.org
“Kaputt est un livre horriblement cruel et gai. Sa gaieté cruelle est la plus extraordinaire expérience que j’aie tirée du spectacle de l’Europe au cours de ces années de guerre. (...) Le héros principal est Kaputt, monstre gai et cruel."
Extrait de la préface de Malaparte à son ouvrage Kaputt - 1943
J'illustre mon propos avec cette peinture fantastique du peintre anglais Walter Crane*, Ma façon personnelle de rendre hommage aux millions de chevaux tués pendant les deux guerres mondiales, dans une stricte indifférence. À la fin de la Grande Guerre, on estime que plus de 10 millions de chevaux ont été sacrifiés, soit l’équivalent des pertes militaires humaines. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, on compta l'utilisation d'environ 2,75 millions de chevaux rien que par l'armée allemande pour l'ensemble du conflit. L'Armée rouge compta pour sa part l’emploi de 3,5 millions de chevaux. Ses unités de cavalerie constituaient près du quart de toutes les divisions, car maniables et imprévues dans leurs interventions. En juin 1941, pour l’opération Barbarossa contre l’Union Soviétique, les nazis foncèrent avec
4 millions de soldats, 600 000 véhicules lourds, des dizaines de bombardiers, et.... 625 000 chevaux.
Statue en marbre de Neptune - 1725 - ph. Vikidia
Le thème de cette oeuvre spectaculaire est Neptune-Poséidon - dieu des eaux, des mers, des fleuves, et de tout ce qui vit dans l’eau ou grâce à l’eau - conduisant son char. Dans la mythologie grecque, il est associé aux chevaux. Avec son trident, il a créé le premier cheval et domine les vagues dans un char tiré par des chevaux blancs aux sabots d'or. Son pouvoir est redoutable car imprévisible, pouvant déchaîner les tempêtes, soulever les océans et entraîner les bateaux par le fond. Cette frise marine des chevaux de Neptune-Poséidon, aux sabots palmés, crinières d'écume, est une réalisation puissante, à la composition magistrale, illustrant en un seul mouvement le déferlement des vagues vers la terre. Je l’ai choisie comme une allégorie inversée de la tragédie que je vais aborder.
Curzio Malaparte, un surdoué hyperactif et insaisissable - né Kurt Erich Suckert en juin 1898 en Toscane, au nord de Florence et mort en juillet 1957 à Rome, de père allemand et de mère italienne, c’est un écrivain polémiste, journaliste, et correspondant de guerre. Il est surtout connu en Europe pour deux ouvrages majeurs : Kaputt et La Peau, mais n’évoque certainement plus rien pour la majorité des Français. J’en avais beaucoup entendu parler adolescente, mais je ne l’ai lu que récemment, à la suite d’une conférence portant sur le parcours fluvial Moscou-Saint-Pétersbourg.
Un article du Monde en 2011 de son biographe Maurizio Serra nous dit : “Aucune carrière ne fut plus accidentée, aucune oeuvre ne fut plus contradictoire. Et les textes autobiographiques sont trop fantasques ou trop carrément mensongers pour permettre d'y voir clair. Fasciste ? Communiste ? Salaud ? Généreux ? Séducteur de femmes ? Homosexuel refoulé ? Aventurier ? Embusqué ? Frimeur ? Talentueux ? Sa mort, en 1957, n'apportera certes pas la réponse.” **
Il entreprend de brillantes études, mais s'engage, dès 1914, dans l'armée française, revient combattre sur le front italien dans les régiments alpins, devient officier, avant de retourner en France où il est gazé au Chemin des Dames. A nouveau en Italie, il commence à exprimer ses idées politiques et les édite, mais il est vite censuré. Particulièrement obstiné, rien ne l'arrêtera.
Malaparte aux îles Lipari, en 1935. © L’Herne
Adhèrent du parti fasciste dès 1920, il crée une revue incitant Mussolini au durcissement vers la dictature et intègre le groupe des signataires du Manifeste des intellectuels fascistes . En 1925 il change d’état civil pour prendre le nom de Malaparte car, explique-t-il " Napoléon s'appelait Bonaparte, et il a mal fini : je m'appelle Malaparte et je finirai bien ! " C’est aussi pour italianiser son nom. On a déjà une idée du côté très engagé et... insoumis du personnage. Entre 1923 et 1925, il publie des essais virulents. Or les changements politiques commencent à décevoir ses espoirs d'évolution sociale ; ses relations avec le régime se détériorent lorsqu’il dénonce les dérives de Mussolini. Celui-ci, après l’avoir pris vivement à partie à cause d’un pamphlet, préfère l’éloigner de Rome et lui confie la direction du quotidien La Stampa. Par la suite, après une série de missions en Europe, en Afrique et en Asie, il abandonne le parti fasciste en 1931. Il se rend alors à Paris, où il publie en français deux oeuvres importantes qui lui apportent une renommée bienvenue. Son livre, Technique du coup d'État publié en 1931 en France - il dénonce entre autres la montée au pouvoir d'Adolf Hitler - lui vaut son renvoi de La Stampa, Le voici à Londres, entamant une carrière de correspondant politique mais Mussolini, en 1933, lui ordonne de regagner l'Italie. Il obéit mais est arrêté "pour manifestations antifascistes à l'étranger" ! On le condamne à 5 ans de résidence forcée aux îles Lipari. En juin 1935, il est remis en liberté conditionnelle. En 1939, toujours aussi indomptable, il fonde une revue d'opposition qui publie des textes d'antifascistes notoires. Plus tard, il persiste dans sa condamnation du régime, réprouvant l'agression italienne contre la France en juin 1940. L'auteur se voit reversé dans le service armé ; il participe à la campagne de Grèce. Il est même nommé commandant d’une section d’assaut lance-flammes. Ironie, lui-même était un "lance-flammes" permanent !
Malaparte à Capri avec son teckel, au milieu des années cinquante - fr.wikipedia.org
En 1941, à nouveau correspondant de guerre, il est envoyé sur le front de l’URSS, mais ses articles défavorables (il ne pouvait en être autrement) à l'Allemagne le font expulser, quelques mois après, du secteur ukrainien où il se trouve. Son séjour en Europe de l'Est occupée et ses rencontres - surprenantes, certes, mais il est officier italien - avec des chefs nazis tels que Hans Frank, gauleiter de Pologne, l'ignoble Wächter et autres seigneurs de la guerre et veules aristocrates, lui donnent la matière d’une série de chroniques éditée sous le titre de Kaputt, dans laquelle il détaille en avant-propos, les péripéties du manuscrit pour parvenir à bon port. Péripéties qui ressemblent à sa propre trajectoire !
Après avoir passé les années 1942-43 sur le front de Finlande, Malaparte se réfugie en Suède. Lors de la chute de Mussolini, en juillet 1943, il rentre dans la partie de l'Italie passée sous le contrôle allié et participe aux combats pour la libération de son pays. On a dit de lui qu’il avait une “incurable liberté d'esprit mais un goût certain pour la provocation et une fascination du danger” et de l'innommable.
Villa de Malaparte, “autoportrait en pierre” , à Capri au Capo Massullo, falaise abrupte de 32 mètres de haut. ph.wikiarquitectura.com
En 1949, paraît l'un de ses autres grands ouvrages, un roman autobiographique La Peau, dans lequel il décrit “un monde où le pourrissement côtoie l'obscène, l'atroce et le macabre. en même temps que le désespoir et la corruption des Italiens vaincus”. Kaputt et La Peau sont les deux volets d’un même diptyque. Le livre est mis à l'Index par l'Église catholique, ce qui n’empêchera pas un réel succès. Un mois avant sa mort, le 8 juin 1957, il reçoit le baptême et fait sa première communion (!) dans l'Église catholique, après avoir abjuré ce que l'Église avait condamné dans ses écrits. “Il fut le plus froid et le plus sinueux des auteurs” dit Maurizio. Serra.
Première édition de La Peau - Ed. Denoël - 1949
Kaputt - “J'ai lu "Kaputt". C'est génial et dégueulasse...” commenta Blaise Cendrars à sa sortie. Cet ouvrage est un ensemble de chroniques autobiographiques hantées de visions parfaitement évocatrices - et non un roman comme intitulé à tort - composé de dix-neuf chapitres insérés dans six parties, chacune sous l’égide symbolique et peu glorieuse d’un animal : les chevaux, les rats (les enfants juifs), les chiens, les oiseaux (symboles des jeunes filles asservies), les rennes et les mouches. (“insectes glorieusement installés sur la putréfaction généralisée"). Kaputt est un compte-rendu en “récits-gigognes encastrés les uns dans les autres, dans le cadre du plan d’invasion germanique de l’Union Soviétique, pour atteindre la Suède, la Finlande, le Grand Nord, la Laponie***" de mai 1941 à août 1943. Malaparte est reporter de guerre italien, donc allié de l'Allemagne et protégé de Mussolini.
Mêlant humour, morbidité, espièglerie cynique, il “vise à témoigner, à travers sa poétique de la cruauté, de l’effondrement de la civilisation européenne et du bouleversement qui l’affectent alors à ses yeux.” écrit Chiara Zampieri****. Milan Kundera évoque même "la poésie de l'invraisemblable des Surréalistes." Mais qui fut surréaliste ? Les gouvernants-assassins sanguinaires ou l’écrivain-journaliste Malaparte qui témoigne, certes à sa façon, des atrocités des guerres - il en a vécu deux - du naufrage de l’Europe, de l’humanité embourbée dans une violence paroxystique ?
Kaputt nous fournit des descriptions de personnages ou de situations d'une acuité cinglante et brutale : les ignominies lors du pogrom de Iasi en Roumanie (13 300 victimes juives), le ghetto de Varsovie et la déportation de tous ses habitants vers Treblinka, le ghetto de Cracovie et l’assassinat d’environ 19 000 juifs ou l’exécution des ouvriers trop cultivés d’un kolkhoze ukrainien. Tout cela dans un style nommé "narration de témoignage” qui lui est particulier, sous le couvert de conversations mondaines tenues dans des soirées où l'officier-reporter est l'invité d'honneur. Il distrait , faisant passer un doux frisson d'horreur et... d'orgueil.
Première édition de Kaputt en Français en 1944 - Editions Denoël
Le Lac Ladoga en partie pris par les glaces. Il était La Route de la Vie , voie de communication qui traversait le lac gelé et constituait l'unique accès à la ville de Léningrad assiégée, pendant les mois d'hiver de novembre 1941 à janvier 1943. Le périmètre du siège de Leningrad était tenu par le Groupe d'armées Nord de l'armée allemande et les forces finlandaises. Camions et traîneaux de ravitaillement y passaient continuellement, sous le feu de l'ennemi.
Il est classé au Patrimoine mondial de l'UNESCO - ph. voyage.tv5monde.com/fr/
Le Lac Ladoga - La Carélie, pays frontière entre la Russie et la Finlande, au nord-ouest de la Russie, possède les deux plus grands lacs d'Europe : le Ladoga et l'Onega. Cette région du globe eut une histoire très mouvementée car elle fut écartelée pendant des décennies entre la Suède, la Finlande et l’URSS. Le 13 novembre 1991, elle devient enfin République de Carélie juste avant la disparition de l’URSS. Malaparte est en Finlande à l’hiver 1942 ; il relate dans la première partie de Kaputt “Les chevaux”, un épisode effrayant (que certains exégètes distingués qualifient de légende), sous le titre “Les chevaux de glace”.
Sur le front de Carélie orientale, une bataille violente se déroula, entre Soviétiques et Finlandais dans la forêt de Raikkola, qui cerne en grande partie le lac, à la frontière finno-soviétique. Dans ses écrits, Malaparte se rappelle une scène d’horreur en se rendant sur “l’immense étendue gelée du Ladoga”, accompagné d’ un lieutenant finno-suédois, un peu avant le printemps 1943 “voir délivrer les chevaux de leur prison de glace”. La décision avait été prise d’enterrer rapidement les cadavres avant leur putréfaction ; “le printemps est la maladie insidieuse du Nord : il corrompt et dissout la vie que l’hiver a gardée..." Voici son témoignage :
Régiment de cavalerie soviétique fonçant sabre au clair.
ph Izraël Ozersky/Sputnik
….“C’avait été l’année précédente, au mois d’octobre (...) les avant-gardes finlandaises arrivèrent au seuil de l’interminable forêt de Raïkkola. Elle était pleine de troupes russes. Presque toute l’artillerie soviétique du secteur septentrional de l’isthme de Carélie, pour échapper à l’étreinte des soldats finnois, s’était jetée dans la direction du Ladoga, dans l’espoir de pouvoir embarquer pièces et chevaux sur le lac pour les mettre en sûreté de l’autre côté. Mais les radeaux et les remorqueurs soviétiques tardaient ; chaque heure de retard risquait d’être fatale, car le froid était intense, furieux, le lac pouvait geler d’un moment à l’autre et déjà les troupes finlandaises, composées de détachements de sissit***** s’insinuaient dans les méandres de la forêt, faisaient pression sur les Russes de toutes parts
Le troisième jour, un immense incendie flamba dans la forêt de Raïkkola. Enfermés dans un cercle de feu, les hommes, les chevaux, les arbres poussaient des cris terribles. Les sissit assiégeaient l’incendie, tiraient sur le mur de flammes et de fumée, empêchant toute sortie.
Fous de terreur, les chevaux de l’artillerie soviétique - ils étaient presque mille - se lançant dans la fournaise, brisèrent l’assaut du feu et des mitrailleuses. Beaucoup périrent dans les flammes, mais une grande partie atteignit la rive et se jeta dans l’eau.
Le lac, à cet endroit, est peu profond : pas plus de deux mètres, mais à une centaine de pas du rivage, le fond tombe à pic. Serrés dans cet espace réduit (...) entre l’eau profonde et la muraille de feu, tout tremblants de froid et de peur , les chevaux se groupèrent en tendant la tête hors de l’eau. Les plus proches de la rive, assaillis dans le dos par les flammes, se cabraient, montaient les uns sur les autres, essayant de se frayer un passage à coups de dents, à coups de sabots. Dans la fureur de la mêlée, ils furent pris par le gel..
Pendant la nuit, ce fut le vent du Nord (...) Le froid devint terrible. Tout à coup avec un son vibrant de verre qu’on frappe, l’eau gela. La mer, les lacs, les fleuves gèlent brusquement, l’équilibre thermique se brisant d’un moment à l’autre. Le jour suivant, quand les premières patrouilles de sissit (...) s’avançant précautionneusement sur la cendre encore chaude arrivèrent au bord du lac, un effroyable et un merveilleux spectacle s’offrit à leurs yeux. Le lac était comme une immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet. Seules elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés, on voyait encore briller la terreur comme une flamme blanche. Près du rivage, un enchevêtrement de chevaux cabrés émergeait de la prison de glace”.
Les jours suivants, les sissit “descendaient au lac et allaient s’asseoir sur les têtes des chevaux. L’accordéoniste commençait un làulu, le chant de la sentinelle (...) Puis le musicien, assis sur la crinière gelée, faisait courir ses doigts sur les touches de son instrument, et les sissit entonnaient le Rèpupurin làulu, le chant carélien du coucou, l’oiseau sacré de la Carélie (...) un chant qui, peu à peu, devenait humain.”.
Sculpture romaine en marbre d'un cheval cabré
Pour clore la citation de mon introduction : "Le héros principal est Kaputt, monstre gai et cruel." Cruauté de la mort atroce des chevaux suppliciés par la faute humaine ; gaieté des finlandais victorieux chantant assis sur les têtes de glace aux yeux exorbités de terreur....?
"Aucun mot mieux que cette dure et quasi mystérieuse expression allemande : “Kaputt” qui signifie littéralement : brisé, fini, réduit en miettes, perdu, ne saurait indiquer ce que nous sommes, ce qu’est l’Europe, dorénavant :
un amoncellement de débris”. Malaparte
Delphine d'Alleur - 2022
Notes
* D'abord connu comme illustrateur, puis fervent promoteur des arts décoratifs, il a exercé son art dans plusieurs domaines : l'illustration, la peinture, la céramique, le papier peint, la tapisserie. Il fut aussi écrivain. (1845-1915)
**www.lemonde.fr/livres/article/2011/06/23/malaparte-vies-et-legendes-de-maurizio-serra
*** journals.openedition.org/cei/3378?lang=it " La beauté et l’enfer se disent à voix basse " - par Michèle Coury (analyse subtile et approfondie)
**** Chiara Zampieri - Docteure et enseignante en Littérature comparée à la KU Leuven
***** les sissit étaient des skieurs-éclaireurs chevronnés de l’Armée Blanche finlandaise, fins connaisseurs de la forêt, qui harcelaient les divisions de l’Armée Rouge
Références
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Michel Mourre, republiquedeslettres.fr/malaparte.php
-
www.liberation.fr/planete/2011/03/03/dans-la-peau-de-malaparte
-
bibliobs.nouvelobs.com/documents/20110727.OBS7727/malaparte-le-maudit.
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Patrouille à ski de l'Armée finlandaise. avec rennes, à la frontière carélienne - en février 1940 - fr.vikidia.org