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" Faites que le Rêve Dévore Votre Vie 

Saint-Exupéry-Déambulations européennes

afin que la vie ne dévore pas votre rêve "   Antoine de Saint-Exupéry, dans Le Petit Prince, n’a pas parlé en vain ; l’accomplissement de ses rêves a dévoré sa vie ; il y a mis une persévérance, un acharnement de guerrier qui forcent le respect. Il « a réussi toute sa vie à allier ses passions pour deux vertiges : celui du vol et celui de la poésie »*  En cela il est unique dans la littérature française : « Pour moi, voler ou écrire, c’est tout un ». J’ajouterai qu’il n’écrivait pas ; il échangeait avec son lecteur; ce qui faisait toute sa singularité.

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Oeuvres complètes de Saint-Exupéry  La

Pléiade. 

J’avais oublié les œuvres de Saint-Exupéry -  lues pendant mes années de lycée - il ne m’en restait que quelques anecdotes, racontées sans affectation, ni forfanterie, mais avec fluidité et sensibilité. Or,  au détour d’un vide-grenier je tombai récemment sur le volume que La Pléiade lui avait consacré en 1967. La Pléiade échouée dans un vide-grenier de province !!! Mon premier réflexe fut de relire Terre des Hommes, suivant le précepte de François Mauriac : « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es, il est vrai, mais je te connaîtrai mieux si tu me dis ce que tu relis ».  Et ce fut un émerveillement. Bien sûr, lycéenne, je ne pouvais en tirer tout le suc, or je compris enfin que l’œuvre de cet homme exceptionnel constituait une part du socle culturel que chacun de nous doit chérir. On a parlé de roman – mais le roman est une œuvre de fiction**.  Ici tout est vécu et rendu avec un réalisme puissant et une précision subtile.  On a parlé de récit de souvenirs mais c'est confondre ses textes avec des milliers de récits de voyages.

On a aussi parlé d’anecdotes, certes, mais aucune n’est anodine. Rien n’est évoqué en vain. Pour ma part, j’y vois une sorte d’odyssée littéraire autobiographique, dont certaines pages sont composées comme des poèmes en prose. J’y reviendrai.

« Chacun est seul responsable de tous*** »   Après les romans Courrier Sud (1928) et Vol de Nuit (1931) lequel lui valut le Prix Fémina, l’auteur entame un nouveau projet dont André Gide lui inspire l’architecture : « Pourquoi n’écririez-vous pas quelque chose qui ne serait pas un récit continu, mais une sorte de (...) bouquet, une gerbe (…) le groupement en divers chapitres des sensations, des émotions, des réflexions de l’aviateur ? ».   Saint-Ex se met à l’ouvrage en relisant certains de ses articles parus dans L’Intransigeant et finit par construire une sorte de somme à l’accent lyrique et structurée grâce à la morale humaniste qu’il y développe sans cesse. Il ne se contente pas de relater les souvenirs de ses exploits ou ceux de ses compagnons, ni de simples aventures ou descriptions de paysages, mais de « déployer sa pensée humaniste et visionnaire (…) en illustrant son point de vue sur le monde », sur la condition humaine, « et alimente sa réflexion sur de nombreux thèmes comme la mort, l’amitié, l’héroïsme, la quête de sens »****. J’ajouterai l’indispensable solidarité qui est très prégnante chez lui, au sens le plus ancien - en latin in solidum = pour le tout - « ce sentiment de responsabilité et de dépendance réciproque au sein d’un groupe de personnes qui sont moralement obligées les unes par rapport aux autres. Il conduit l’homme à se comporter comme s’il était directement confronté au problème des autres.»*****  

St Exupery-Montaudran/Déambulations européennes
Saint Exupéry sur l'aérodrome de Toulouse - Montaudran en 1933

C’est une vertu ; ce que n’est pas la simple camaraderie dont on parle souvent à son encontre. « Cette silencieuse fraternité »  qu’évoque Saint-Exupéry pour nous convaincre qu'il existe quelque chose de plus durable que le bonheur individuel : une oeuvre commune par laquelle les hommes se dépassent et qui permet « de les rendre éternels »****** Ce que formule si bien le biophysicien et philosophe Pierre Lecomte du Noüy : « Il n'existe pas d'autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle ». Ailleurs, Saint-Ex emploie cette métaphore : « Nous sommes solidaires, emportés par la même planète, équipage d’un même navire ».

Terre des Hommes débute par un hommage aux pionniers de l’aviation qui ont su, au péril de leur vie libérer l’homme des contraintes géographiques et climatiques en concevant des routes aériennes. Quand ils réussissaient, malgré de nombreuses bosses, c’était pour repartir aussitôt. Il en profite pour évoquer ses débuts comme pilote chez Latécoère. « D’un bout à l’autre du continent américain nous lancions des lignes comme on lance des ponts ». Dans le second chapitre, Les Camarades sont Jean Mermoz et Henri Guillaumet qui défient des conditions météorologiques et matérielles ahurissantes, échouent dans des contrées inhospitalières, portés par une intrépidité qui fait fi de l’échec et de la mort. On n'oubliera pas Didier Daurat, Victor Etienne ou Jean Israël, ni les radios ni les mécaniciens « L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle » « Mais voici l’heure du danger. Alors on s’épaule l’un à l’autre. On découvre que l’on appartient à la même communauté. On s’élargit par la découverte d’autres consciences. »  Dans leurs missions, l’engagement est sacré. 

Terre des Hommes/déambulations euuropéennes
Terre des Hommes - Gallimard 1939
Jean Mermoz/Déambulations européennes
Jean Mermoz
Didier Daurat/Déambulations européennes
Didier Daurat
Henri Guillaumet/Déambulations européennes
Henri Guillaumet en 1930

Plusieurs pages sont consacrées à son camarade Guillaumet. Il rapporte ainsi le souvenir de son épouvantable traversée des Andes et la chute de son avion en pleine tempête de neige, au milieu de « cet énorme massif dont les crêtes s’élèvent jusqu’à sept mille mètres. » « Les Andes en hiver ne rendent point les hommes »  disait-on.  Or Guillaumet n’éprouvait pas le besoin « avant de les affronter de tourner en dérision (ses) adversaires. En face d’un mauvais orage, tu juges : voici un mauvais orage ; tu l’acceptes et tu le mesures. » Cette attitude le sauva vraisemblablement. Nous nous souvenons tous des célèbres paroles de Guillaumet retrouvé vivant au cours du septième jour de recherche : « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait. »  Et Saint-Ex de raconter les retrouvailles : « Ce fut une belle rencontre, nous pleurions tous et nous t’écrasions dans nos bras, vivant, ressuscité, auteur de ton propre miracle » On reconnaît à ces derniers mots la pertinence bienveillante qui caractérise le style de l’écrivain : aucune fioriture nombriliste, aucun effet vaniteux. Chaque mot fait mouche: «  Le courage de Guillaumet, avant tout, est un effet de sa droiture ». Splendide conclusion de ce passage.

Le chapitre troisième L’avion consiste en une méditation-interrogation sur le progrès technique en matière d’aviation. On ne peut parler encore de technologie, nous ne sommes qu’en 1938 et la machine toute perfectionnée qu’elle soit

pour l’époque, est confrontée aux mêmes risques : l’eau, la terre, les tempêtes, le froid, la foudre, l’altitude et bien sûr la guerre ou les guérillas locales. Il n’y a qu’à lire Pilote de Guerre,  récit de missions effectuées par Saint-Exupéry dans le ciel du nord de la France entre mai et juin 1940 pour avoir une idée de ce qu’il a enduré et accompli de « miracles » de bricolage. C’est proprement hallucinant ! Tout ne tient qu’à un fil (ou à un boulon) ! Ce qui l’amènera à apporter de nettes améliorations et à en déposer les brevets. Il poursuit cette longue réflexion  dans le chapitre suivant L’Avion et la Planète. L’avion – trait d’union entre les hommes - a changé le regard de l’homme sur la planète et fait découvrir ce que nos routes terrestres ou maritimes ne font que contourner ; que le monde n’a plus de bornes. « Nous habitons une planète errante. De temps en temps grâce à l’avion elle nous montre ses origines. » Saint-Ex devient contemplatif et philosophe avec un brin de lyrisme. Le pilote échoué dans le désert comprend que « ses rêves  sont plus réels que ces dunes ». « Je n’étais rien qu’un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient de la seule douceur de respirer ».

Lignes Latécoère/Déambulations eropéennes
Lignes Aériennes Latécoère 
un Salmson Berline
Lightning P-38/Déambulations européennes
Lightning P-38 
Saint Exupéry fut abattu le 31 Juillet 1944 pilotant ce type d'avion au large de Borgo en Corse

Cinq pages sont consacrées à L’Oasis, découverte, non pas dans le désert, mais en Argentine. « …une aiguille a tremblé sur un manomètre et cette touffe verte, là en bas, est devenue un univers (…) je ne savais point que j’allais vivre un conte de fées. » Rencontre inattendue : il y a là deux jeunes filles silencieuses et mystérieuses, dont la vie est simple, digne et paisible. « J’aimais ces yeux si aiguisés et ces petites âmes si droites (…) elles ignoraient la vanité mais non le bel orgueil » Admirable méditation sur l’innocence, la fraîcheur d’âme et sur « cette royauté qu’elles exerçaient ».

Dans le désert, Jeune, l’auteur avait déjà connu le désert en Mauritanie dans un fortin de Nouakchott isolé de toute vie. Puis, envoyé au Cap Juby, sur la côte sud du Maroc dans un microscopique fort espagnol équipé d’un aérodrome servant d’escale de ravitaillement aux lignes de l’Aéropostale et dont il est nommé chef. Il y réapprend la solitude, la magie du silence total, la découverte de lui-même et de la vérité et … la diplomatie. Car il y négocie entre autres la libération de pilotes pris en otages par les tribus insoumises sahraouies, dans cette zone dite « de dissidence ».  

hefs maures/Déambulations européennes
Groupe de chefs maures en 1910

« Trois années de désert m’en ont enseigné le goût (…) il y apparaît que, loin de soi, c’est le monde entier qui vieillit. » Une visite chez les Maures dont l’orgueil était issu de « l’illusion de leur puissance » le pousse à des réflexions sur la religion, les coutumes et les mentalités islamiques, la liberté, la responsabilité, le sens de la vie et donc de la mort. C’est dans ce chapitre qu’il relate l’anecdote bien connue de la visite en France de trois chefs maures influents. Avec un guide, il les promène en Savoie ; « leur guide les a conduits en face d’une lourde cascade (…) qui grondait ». Immense stupéfaction des visiteurs. « L’eau ! A Cap Juby, à Cisneros, les petits des

Maures ne quêtent pas l’argent, mais, une boîte de conserve en main, ils quêtent l’eau… ». Fascinés les visiteurs ne bougent pas, le guide leur dit : « repartons ». Ils ne bougent toujours pas car « Dieu, ici se manifestait, on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait les écluses et montrait sa puissance : les trois Maures demeuraient immobiles. – Que verrez-vous de plus ? Venez.  – Il faut attendre  - Attendre quoi ? – La fin. Ils voulaient attendre l’heure où Dieu se fatiguerait de sa folie » « - Mais cette eau coule depuis mille ans ! » répond le guide avec candeur. Pour l’auteur, chaque nouveau témoignage est une illustration d’une morale profondément humaniste, d’une grande finesse,  nous incitant à nous interroger.  Comme avec l’esclave Bark , Marocain captif des Maures depuis quatre ans, qui n’a de cesse de vouloir retourner chez lui à Agadir et qui, une fois racheté et « ressuscité », dépense l’argent qu’on lui a donné en babioles et babouches pour les enfants qui trépignent de joie, et …se ruine. « Il rentrerait demain dans la misère des siens… »

Saint-Exupéry épave-déambulations européennes
Saint-Exupéry devant l'épave de son Caudron Simoun dans le désert de Libye
ph. antoinedesaintexupery.com

" Il n’est qu’un luxe véritable, et c’est celui des relations humaines " Saint-Exupéry développe sa connaissance, sa fusion et son étrange goût du désert dans son magnifique chapitre Au centre du Désert qui figure pour moi parmi les plus belles pages de la littérature française, dans leur progression, leur puissance d’évocation, leur rythme,  leur conclusion splendide, ode à la gratitude.  Il y relate le crash en décembre 1935 de son Caudron Simoun en plein désert de Libye, aux confins de l’Egypte, après avoir percuté un plateau à 270 kl/h. Avec son mécanicien Prévôt, il avait entrepris un raid fou Paris-Saïgon, avec prime à la clé. C’est là une expédition qui expose les deux hommes face à une mort quasi certaine, mais ils s’obstineront à vivre. La lutte est inégale : désert de pierres et de sable de toutes parts, aucun équipement pour l’affronter, les quelques ressources dont ils disposaient, dont l’eau, sont perdues et la soif les harcèle. « Dès la seconde où j’ai aspiré le fond du gobelet d’étain, une horloge s’est mise en marche. Dès la seconde où j’ai sucé la dernière goutte, j’ai commencé à descendre une pente (…) Le désert a tout bu (…).Nous sommes tombés dans un monde minéral. Nous sommes enfermés dans un paysage de fer. » Ils en sont à recueillir la rosée de la nuit sur les ailes de la carcasse.

Malgré l’horreur de la situation, Saint-Exupéry ne fait pas de cette nature son ennemie. Elle est un obstacle à surmonter, une épreuve à endurer. Il livre ainsi sa sagesse : la volonté de l’homme est l’arme dont il dispose pour faire face aux périls, une arme qui se doit d’être invincible. Et Dieu sait si ces périls sont nombreux et déroutants, à commencer par les mirages dont il est victime, lui et son compagnon, véritables supplices virtuels. Qui n’a pas vu une seule fois un mirage – pas forcément dans le désert - ne peut imaginer la confusion qu’il crée dans le cerveau. Au point que lorsqu’ils aperçoivent enfin un vrai bédouin et son chameau, et non une illusion de bédouin, après une marche de plusieurs jours, ils pensent à une énième hallucination. « Un démon cruel nous l’a montré et le retire… ». Les derniers paragraphes de cette épopée forment un tableau mouvant - et émouvant - peint comme un poème en prose, avec un même balancement de la phrase. Ils sont empreints de lyrisme exacerbé, de musicalité, d’humanité portée par le souffle : « Mais ce Bédouin regarde toujours vers la droite… Et voici que sans hâte il a amorcé un quart de tour. A la seconde même où il se présentera de face, tout sera accompli. A la seconde même où il regardera vers nous, il aura déjà effacé en nous la soif, la mort et les mirages. Il a amorcé un quart de tour, qui, déjà, change le monde.

Par un mouvement de son seul buste, par la promenade de son regard, il crée la vie, et il me paraît semblable à un dieu… C’est un miracle… Il marche vers nous sur le sable, comme un dieu sur la mer…   L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé des mains, sur nos épaules et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n’y a plus ici ni races ni langages ni divisions… Il n’y a que ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange.******** » Suit une très belle méditation sur ce miracle qu’est l’eau « toi si pure au ventre de la terre (…) tu répands en nous un bonheur infiniment simple. » Le tout dernier paragraphe est un formidable hommage à l’Homme, en forme de prière :

« Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de ton visage.

Touareg/Déambulations européennes
"Il a amorcé un quart de tour qui, déjà, change le monde"

Tu es l’Homme et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes. Tu m’apparais baigné de noblesse et de bienveillance, grand Seigneur qui as le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n’ai plus un seul ennemi au monde. »

Je préfère terminer cet article par ces dernières phrases et m’en tenir là. J’ai simplement envie d’ajouter une étonnante découverte que j’ai faite en travaillant sur ces textes – la curiosité dont je parle en introduction  de mon site -  car rien n’est jamais anodin dans la vie. M’étant toujours intéressée à l’influence que peut avoir sur nous notre prénom ou notre patronyme, j’ai voulu connaître l’étymologie d’Exupéry, partant du principe que c’était un vieux prénom puisque précédé de saint. Exupéry vient du prénom oublié Exupère : qui domine (en latin exsuperare) Exsupérius est celui qui surpasse… par sa noblesse

Delphine d’Alleur-2019

* www.franceculture.fr/œuvre/du-vent-du-sable-et-des-étoiles

** il obtint le Grand Prix du Roman de l’Académie française en 1939

*** Pilote de guerre

****www.antoinedesaintexupery.com/ouvrage/terre-des-hommes

***** www.toupie.org/Dictionnaire/

****** www.lexpress.fr/culture/livre/qui-etait-saint-exupery par le philosophe Jean Montenot - juin 2008. Je vous en recommande la lecture in extenso. C’est formidable.

******* www.etudier.com/fiches-de-lecture

******** ce geste devait éviter que les rescapés ne boivent trop vite l’eau de la bassine qui leur était proposée, au risque de se rendre malades. Les deux hommes furent recueillis par la famille Raccaud, Suisses en poste au Caire.

- sauf mentions, photos Wikimedia Commons

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