Carl Larsson, la Suède
en Aquarelles
Table du réveillon de Noël, 1904-1905 - aquarelle de l'album Spadarfvet
Editions Albert Bonnier Stockholm - ph. wikimedia commons
Le matin de Noël - 1894 - aquarelle de l'album Notre Maison
Nationalmuseum Stockholm
"Je maudis le jour où tu es né." Olof Larsson à son fils Carl
Ces douces paroles sont celles d'un père alcoolique, instable et brutal, à son jeune fils. "Incapable d'amour et sans aucune maîtrise de soi" écrit Carl dans son autobiographie "Jag" (Moi) publiée en 1931, bien après sa mort. Dans l'introduction de son album intitulé Du Côté du Soleil, édité en 1910, il a 57 ans, il écrit aussi "Le moment est sans doute venu pour moi d'évoquer ce jour de terreur qu'on appelle la vie". réflexion qui fait l’effet d’une bombe sur ses contemporains, alors qu'il incarne la joie de vivre familiale et aisée, à travers ses oeuvres, “propageant l’image idyllique de la Suède oscarienne.”* Ces mots viennent d'un passé douloureux, qui ne sera jamais assimilé, mais qui donna lieu à une remarquable résilience.
Né en mai 1853 dans un quartier misérable et insalubre de Stockholm, Carl Larsson subit les affres d'une jeunesse difficile qui le marque profondément, au point de faire de lui un être “à l’esprit inquiet, oscillant d’un extrême à l’autre, s’essayant à tout, parfois désespéré au point de jeter sa palette contre les murs ; parfois d’humeur exubérante (...) agitant son bonnet de Pierrot, ou encore sombre et solitaire…” selon ses amis ; se dépeignant en “vilain petit prolétaire chétif et mal-aimé” et avouant avoir “un besoin démesuré de s’affirmer”. On le comprend aisément avec un tel père.
Magnifique autoportrait (détail) avec sa fille Brita
1895 - aquarelle, gouache et encre
Nationalmuseum Stockholm
Son immense talent de peintre, dessinateur, illustrateur, graveur et portraitiste va décider de sa destinée grâce à l’intervention d’un professeur visionnaire de l’Ecole des Enfants Pauvres, qui l’incite à postuler à la préparation de l’Académie royale de Suède. Il y est admis mais doit subvenir à ses besoins, ce qui le plonge, dès 13 ans, dans le milieu professionnel de la retouche photographique et plus tard de l’illustration pour une revue puis un éditeur. Sa formation - trop - académique achevée, (il a remporté une médaille en dessin de nu), il débarque à Paris en 1877 mais ses toiles connaissent échec sur échec et les périodes de découragement se succèdent, au point de provoquer chez lui des tendances suicidaires. D'autant que sa compagne du moment Vilhelmina Holmgren décède. Il a l'occasion de vivre quelques semaines dans la colonie des peintres de Barbizon. Sans succès ; Il ne reconnaît pas encore la peinture de plein air et passe de la dépression à l’exaltation en peignant des toiles aux thèmes sinistres qui dévoilent bien son état d’esprit, refusées ensuite par les jurés des différents Salons. Il y en a même une, immense, "Descente aux enfers du suicidé" !
N’ayant jamais reçu aucun encouragement ou soutien de la part de ses géniteurs, Carl aura un caractère ténébreux et se cherchera toute sa vie.
Comme une célèbre reine anglaise qui soupirait "Le passé ne veut pas mourir", Carl bataillera contre son passé éprouvant, à la poursuite de bribes de reconnaissance et d'une vraie stature . C'est ainsi que, dans les arts picturaux, il aura touché à tous les registres, mais, ironie du sort , c'est dans celui qui lui paraît le moins digne d'attention qu'il réussira avec le plus de bonheur. Son inconscient le guidait ... Passant les dernières années de la décennie 1870 entre la Suède où son "travail d'esclave" d'illustrations le fait vivre - il illustre tout de même des contes d’Andersen et de Grimm, ce qui n’est pas négligeable - et Paris où, sans le sou et se disputant avec ses amis, il peint des scènes grandiloquentes comme "La fille de la sorcière", pour le Salon de 1881, ou "Chez le peintre du roi", il essuie encore des refus. Humilié, il lacère cette dernière toile au couteau. Refuse-t'il de voir que la peinture, notamment en France, déploie une métamorphose qui voit s'épanouir des formes d'art novatrices, loin justement des injonctions académiques qui le sclérosent ? Il se coupe lui-même - par crainte - des mouvements de changement, qui révèlent la vraie création. Pourtant, à sa façon, il est anticonformiste, s'étant opposé à Stockholm dés 1879 à l'académisme national suédois, jugé asséchant.** Mais, peut-être trop inconstant, il n’a pas la fibre “révolutionnaire” et encore moins avant-gardiste ; “à la lisière de l'Art Nouveau” ont cependant émis certains historiens de l’art. Enfin, la chance surgit : à la fin de 1881, un tournant décisif s’amorce.
Grez-sur-Loing - double révélation : la nature, l'amour
L’un de ses amis, peintre et critique d’art, influent dans la vie artistique suédoise, lui permet de rencontrer la colonie de peintres scandinaves et anglo-saxons, établie aux beaux jours en France, dans le charmant village de Grez-sur-Loing, entre Nemours et Fontainebleau, très prisé par Jean-Baptiste Corot et les frères Goncourt qui y louent une maisonnette. Carl est immédiatement sensible à cette “autre vision de la nature et explore la technique de l’aquarelle” qui rend si bien les “effets de lumières vaporeux” du Gâtinais, “le travail paisible des paysans dans les champs”, les tâches quotidiennes des femmes, les pécheurs sur le Loing, près des enfants qui se baignent au soleil.*** Il saisit enfin l’harmonie entre l’homme et la nature, faite de beauté simple où le temps est ponctué de saisons, de levers et de couchers de soleil. Il délaisse un moment
Grez - jardin avec roses trémières - aquarelle- 1882 - Göteborgs Kontsmuseum
Grez - La mère Morot dans son potager - aquarelle - 1882 - Göteborgs Kontsmuseum
le pathos. “La terre chaude, la terre qui donne vie sera maintenant le sujet de ma peinture” témoigne-t-il dans ses mémoires. Les artistes féminines sont bien représentées dans ce groupe et Carl ne tarde pas à remarquer Karin Bergöö, jolie fille douée de 23 ans, dont le père est un riche homme d’affaires de Hallsberg. À douze ans, Karin avait été envoyée à Stockholm, où elle partageait son temps entre l’Ecole française et l’Ecole d’Artisanat. A l’issue de sa scolarité, elle avait été acceptée en 1877 au Département des Femmes de l’Académie des Beaux-Arts. En 1882, elle avait étudié à Paris et comme beaucoup de peintres et d'écrivains suédois, elle avait rejoint la colonie de Grez-sur-Loing. Pour Karin, l’été à Grez est un moment de gestation artistique, sur les mêmes motifs que ses compatriotes. Elle finit par devenir la muse de Carl et sa fiancée. Calme et réfléchie, c’est aussi une travailleuse très créative et Carl s’appuie sur elle pour commenter son travail. On verra qu’elle prendra une grande part dans l’évolution artistique de Carl et son équilibre.
Idylle ou Karin et sa fille Suzanne aquarelle - 1885 - fr.wikimedia.org
A l’automne 1882, Carl reste à Grez pour achever ses illustrations de livres, interrompues par des huiles sur toile, des gouaches ou des aquarelles dont les thèmes sont la campagne en hiver et au printemps, les paysannes ou les aubergistes vaquant à leurs occupations. Le Musée de Stockholm acquiert quelques oeuvres, ce qui le lance dans ce domaine. L'été suivant, en juin 1883, il épouse Karin à Stockholm, le couple retourne à Grez, “endroit idéal pour passer sa lune de miel” confie-t-il. Grez est, en effet, un paradis caché dans lequel des “artistes bohèmes vivent en marge des conventions sociales”, certains formés à l'atelier parisien du peintre Carolus-Duran (1837-1917). On peut y croiser l’Irlandais Frank O'Meara, aux paysages d’influence impressionniste, des écrivains comme August Strindberg qui deviendra un grand ami des Larsson (puis un très grand ennemi) ou le populaire Robert Louis Stevenson qui fait sensation après le succès de ses fameux romans****. Se mêlent à eux une poignée d’Américains ainsi que des Japonais qui joueront un grand rôle dans la notoriété de cette peinture dans leur pays.
Sundborn - transformation ou répit ? En 1885, Carl, de retour dans son pays, est nommé directeur de l’Ecole de peinture du Musée d’art de Göteborg grâce au riche Pontus Fürstenberg*****, collectionneur et mécène. Or, au printemps 1888 ce dernier offre la possibilité financière à Carl d’étudier la peinture monumentale à Paris pendant un an. De ce fait, fin 1888, il réalise trois grandes huiles sur l'histoire de l'Art suédois : les périodes Renaissance, Rococo, Art moderne. Ces toiles sont ses premières grandes réalisations. Il les expose, avec quelques aquarelles, à l'Exposition Universelle de Paris en 1889 et remporte une médaille d'or. De retour, en Suède, sa petite famille ne cessant de s'agrandir, Carl et Karin partent s'installer dans la maisonnette Lilla Hyttnäs - déjà dans la famille Bergöö - à Sundborn, à quelques kilomètres de Falun***** Le beau-père en fait don au jeune couple, comme maison pour l'été et les fêtes d'hiver.
Celui-ci va l’agrandir et la transformer au point d’en faire un modèle de vie intime à la suédoise. En tant que mère de très jeunes enfants, Karin dispose de moins de temps pour développer sa propre peinture. Par nécessité, elle se tourne vers la décoration de la maison : le tissage, la broderie, la conception de meubles, de linge, de vaisselle et la confection des vêtements de la petite famille. Par son goût et son inventivité, influencée par le naturalisme paysan, le XVIIIè siècle gustavien et les idées du génial William Morris, elle va participer inconsciemment à créer un environnement au charme intense, devenu, progressivement, l’image de la Suède profonde. Beaucoup de ses idées seront développées dès 1943 par le fondateur de la fabrique IKEA : simplicité, fonctionnalité, couleurs. De son côté, début des années 90, Carl peint les premières aquarelles de la série Notre Maison (Ett Hem) publiées sous forme d’ album en 1899 par le célèbre éditeur Bonnier (toujours existant).
Sundborn - La maison Lilla Hyttnäs dans la verdure - aquarelle et encre
de chine- été 1894 - Nationalmuseum Stockholm
Ceci va lui apporter une notoriété d'autant plus éclatante que les bourgeois aiment faire photographier leur intérieur puis relier les clichés en albums précieux. Les aquarelles vont chez certains, remplacer les photos. Les albums de Carl - quant à eux - inspireront de nombreux jeunes mariés en passe de fonder un foyer, un peu comme des catalogues de décoration. Cet ensemble est “perçu comme une image de rêve collectif plutôt que comme un art” ce qui fait apparaître Carl “comme le chantre béni de l’idylle domestique”. La maisonnette et son intérieur semblent sortir d’un conte pour enfants. Or, n’oublions pas qu’il a créé beaucoup d’illustrations de contes et légendes qui, inconsciemment, furent sources d’inspiration.
La cuisine - Album Notre Maison - 1898
Nationalmuseum Stockholm
La fenêtre fleurie - Album Notre Maison - 1894-95
Nationalmuseum Stockholm
Pour ma part, j’ai découvert ces magnifiques aquarelles, il y a bien longtemps, en classe de primaire. Notre institutrice feuilletait pour nous, groupés autour d’elle, un magazine comportant certaines de ces aquarelles. Je me souviens encore du silence qui enveloppait la scène tant nous étions fascinés par le charme, la magie et la quiétude qui émanaient de ces pages. Nous découvrions une beauté mêlée à une indicible poésie qui nous stupéfiaient. Une maison - de poupée - et une famille idéales qui y vivaient sous nos yeux, sans façon. Bien plus tard j’ai compris que c’était cela la paix, la paix joyeuse traduite, ici, en dessins évocateurs, finement tracés et colorés, et tellement vivants.
La chambre de Carl - Album Notre Maison - 1894-95 Nationalmuseum Stockholm
La chambre de Karin et des petites - Album Notre Maison 1894-95 Nationalmuseum Stockholm
Aussi, quelle ne fut pas ma surprise quand j'appris en 2014, qu'une toute première rétrospective en France de l'artiste était présentée au Petit Palais, à Paris, sous l'intitulé "Carl Larsson, l’imagier de la Suède" : Cent vingt œuvres - aquarelles, peintures, estampes, meubles et esquisses préparatoires, dont celles de la frise qu'il réalisa pour l'école de filles de Göteborg en 1892-93. "Le caractère fascinant de ces images repose sur une science du cadrage moderne qui distingue sa production de celle de ses suiveurs" dit le catalogue. En effet, Carl a un art très personnel de la composition, des perspectives et des lignes de fuite, qui séduit d'emblée, car il nous fait entrer dans l'image, on n'en reste pas sur le seuil. Ses cadrages sont proches de la photographie d'aujourd'hui, comme toutes les aquarelles ci-dessus.
Parallèlement, Carl reprend son poste d’enseignant au Musée d'Art de Göteborg et s’occupe de la préparation d’une commande importante acquise de haute lutte, par concours : six fresques historiques destinées à décorer l'immense escalier du Musée de Stockhölm. Tâche ardue, parfois insurmontable, qui prendra des années en tergiversations de la part des décideurs du Comité d'Administration, avant validation ; puis en exécution. Mais une telle responsabilité est fondamentale pour Carl qui souffre de la névrose d’échec et qui, après Paris, se voit réellement reconnu par les hautes instances des arts et de l’architecture de son pays. Avec courage et orgueil, il mène d'autres chantiers de front. En effet, le nouvel Opéra de Stockhölm étant en reconstruction, des décors monumentaux sont nécessaires pour le foyer ; ils lui sont attribués. L’inauguration de l’édifice a lieu en 1898. Dix ans plus tard, il aura fini de peindre également le plafond du Théâtre Royal Dramaten... La double facette de Carl est stupéfiante : on a d’un côté un art plein de fraîcheur enfantine, de spontanéité et de vitalité, axé sur des lieux rayonnants habités par les siens ; réussissant de ce fait à toucher la corde sensible des masses populaires. D’un autre côté, on a des conceptions terriblement classiques, froides, certes très structurées, au tracé incontestable, mais, il faut bien le dire, rigides.
“Le bonheur est une petite chose que l’on grignote, assis par terre, au soleil.” Cette pensée délicate de Jean Giraudoux sur le bonheur illustre parfaitement la vie à Sundborn et à la ferme Spadarfvet, que les Larsson achètent en 1897. Carl va se donner fièrement le titre d’artiste-agriculteur ! Il produit vingt-quatre aquarelles et illustrations que l'éditeur Bonnier publie en 1906 sous le titre de Spadarfvet, mitt lilla landtbruk (Spadarfvet, Ma petite ferme). Carl choisit la célébration des tâches agricoles saisonnières, hommage aux paysans qu’il considère comme les racines de la Suède. Ce qui fait allusion au mouvement social qui vient de naître dans le pays, dont le but est de contrecarrer la disparition des traditions, société se transformant, comme dans beaucoup de pays, en une entité industrialisée et prolétaire, moins humaine. Il met dans sa production “une énergie expressive dans les lignes et les mouvements des personnages” très personnelle. L'album se construit entre 1904 et 1906 et est édité par Bonnier De ce fait, on commence à parler du “style Larsson”. Mais celui-ci estimera néanmoins que son œuvre monumentale (écoles, musées, opéra, théâtre) est plus significative. tout en affirmant : "Les fleurs et les enfants, je ne sais rien peindre d’autre !" Et c’est humain. Les aquarelles sont sa part affective et intime, sources de détente ; les oeuvres monumentales sont sa part professionnelle, publique, cérébrale et ambitieuse. Ce sont pour lui deux besoins vitaux à combler.
L'étable et la grange à Spadarfvet - 1904-1906
Editions Albert Bonnier Stockholm
Ramassage des pommes de terre à Spadarfvet
1904-1906 - Editions Albert Bonnier Stockholm
La récolte de pommes à Spadarfvet - 1904-1906
Editions Albert Bonnier Stockholm
Dans l'atelier du charpentier à Spadarfvet
1904-1906 - Editions Albert Bonnier Stockholm
Or, cette plénitude est de courte durée, son fils aîné Ulf meurt brusquement à 18 ans au début de 1905, Carl devient morose, d’autant que son vieil ami Strindberg dont il avait fait le portrait en 1899 et illustré l’oeuvre théâtrale, le critique violemment et publiquement.
Il s'immerge encore plus dans le travail. En effet, d’autres albums suivent comme At Solsidan (Du côté du soleil) peint entre 1908 et 1909, alors que les deux dernières peintures murales du Musée l’absorbent intensément. En 1904, après la finition de quatre fresques pour le Musée, il planche sur les esquisses de L’entrée du roi Gustav Vasa dans Stockholm, qu’il va réaliser en peinture sur quatre toiles, contrecollées, d’une longueur totale de 14 m., abandonnant ainsi la pratique de la fresque qui a provoqué chez Carl une maladie oculaire invalidante. Malgré cela, Carl trouve le temps en 1908 d’exécuter le portrait à l’huile de la grande écrivaine Selma Lagerlöf !
Portrait de Selma Lagerlöf - 1908
coll. Bonnierska Porträttsamlingen
En outre, comme ses albums trouvent un écho considérable auprès du public allemand, l’éditeur Langewiesche lui en commande un tout spécialement, en 1909. Carl exécute donc Das Haus in der Sonne (La Maison au soleil). Il travaille très vite, il lui arrive de réaliser quatre aquarelles par semaine ! L’album, d’abord tiré à 40 000 exemplaires, devient un best-seller à travers l’Allemagne et est réimprimé de nombreuses fois. Par la suite, Carl publiera De Mina (Les Miens) et Les Larsson, compilations de la période comprise entre 1885 et 1902.
L'une des multiples rééditions de l'Album Du côté du Soleil - Aquarelle de couverture : Karin sur
la berge - Editions Albert Bonnier Stockholm
Album Das Haus in der Sonne - Aquarelle de couverture : Le jeune pommier en fleurs 1894 - édition de 1973 - KR Langewiesche.
A gauche : Albums Notre Maison et Les Miens : Petit-Déjeuner sous le grand bouleau - aquarelle et encre 1896 - Nationalmuseum Stockholm -
ph wikimedia commons.org
Dans son album "Notre Maison" Carl Larsson écrit : "Les jours ensoleillés et moins ensoleillés, nous mangeons derrière la maison sous le grand bouleau et, savez-vous, ça couronne vraiment le tout ! Si ce n'était pas pour le bouleau, l'endroit n'aurait aucun intérêt pour moi. Cela donne une ombre si magnifique et il y a juste assez de vent pour que les moustiques aillent ailleurs. " On aura remarqué le chien à table !
La saga des fresques - Plus haut, j’ai laissé Carl en 1904 sur ses esquisses de L’entrée du roi Gustav Vasa dans Stockholm. Bien qu’il ait obtenu une première approbation, aucun accord n’est formulé par le Comité reprochant le manque de monumentalité de l’ensemble. Malgré cela, Carl continue à travailler. ll présente une énième proposition après avoir fait un détour en Italie pour étudier les statues équestres les plus emblématiques. Elle est enfin approuvée et exécutée. Son caractère grandiose est renforcé par le fait que les visiteurs la voient très en hauteur, depuis les deux étages inférieurs du bâtiment. Elle est livrée en janvier 1908.
Peinture murale Le roi Gustav Vasa entrant dans Stockholm en 1523 Grand escalier du Musée - 1907 - Nationalmuseum Stockholm
La dernière partie de la commande va prendre l'allure d'une guerre des nerfs. Deux vives oppositions vont se faire face. Et pour cause. Par contraste avec le triomphe du roi Gustav Vasa situé au milieu de l’été 1523, et qui est inhérent à l’histoire de la Suède, Carl s’inspire d’un épisode de la mythologie nordique - la Saga des Ynglingar - appelé "Midwinter Blot" c’est-à-dire "le Sacrifice du milieu de l’hiver”. Et ce n’est pas anodin. Cette saga fut textualisée vers 1225 par l’historien et poète islandais Snorri Sturluson, enrichie d’ éléments d'un érudit germanique, puis retranscrite bien plus tard par le français Paul Gaimard********. Ce sacrifice concerne le mythique roi Domalde : “Déjà l’historien Tacite rapporte que les germains offraient à leurs dieux des sacrifices humains et les sagas islandaises démontrent que le même usage existait dans les contrées scandinaves. Mais on pensait que les hommes de distinction étaient un sacrifice plus agréable aux dieux…. Au temps du roi Domalde, il y eut une grande famine en Suède. Les habitants de la contrée se rassemblèrent à Upsal (Uppsala actuelle) pour offrir un holocauste aux dieux. Le premier automne ils sacrifièrent des boeufs, mais le fléau ne s’apaisa point. Le second automne, ils sacrifièrent des hommes, et les souffrances du peuple, au lieu de diminuer s’aggravèrent. Le troisième automne, les Suédois s’assemblèrent de nouveau en grand nombre et les chefs des districts convinrent entre eux que le roi Domalde devait être la cause de cette rude famine et résolurent de le tuer. Ils se précipitèrent sur lui et l’ayant égorgé, ils arrosèrent avec son sang (blot) les statues des dieux et les bonnes récoltes revinrent.”
Peinture murale "Le Sacrifice du milieu de l'Hiver" - Grand escalier du Musée - terminée en 1915 - installée en 1992
Nationalmuseum Stockholm - ph. wikimedia commons.org
Début 1911, Carl soumet une première proposition au Comité. Pas de réaction. Devant ce mutisme, le peintre montre, fin 1913 une version retravaillée ; elle est critiquée par la presse et les érudits. Elle reflète le “sensationnel” et un malaise certain. Une partie du Comité vote en faveur de la réalisation du projet, mais avec la réserve que le motif principal soit “atténué” ; car, certains membres ne comprennent pas que l’on traite ainsi le bienveillant roi Domalde. Carl n’est pas disposé à modifier quoi que ce soit, même si les critiques vont bon train. Il poursuit son ouvrage et, en 1915, présente une maquette finalisée. Le tableau - de 6 m par 14 - n’est toujours pas accepté - même le gouvernement s’en mêle - enfin le musée accroche l’ensemble, à l’essai, tout en rejetant son achat un an plus tard ! Carl est dévasté. Ces atermoiements vont empoisonner les dernières années de sa vie ; et iI mourra en 1919, meurtri par le refus de ce qu'il considérait comme son chef-d'œuvre... Chef-d'oeuvre qui recèle une monstruosité évidente.
"Le destin de Midvinterblot m'a brisé ! Je l'admets avec une rage contenue. Pourtant c'était pour le mieux (...) car ce tableau, avec toutes ses faiblesses, sera honoré d'une bien meilleure place un jour, après mon départ.” Hélas, par delà la mort, le fantôme paternel continue de le harceler.
Autoportrait au regard malicieux- aquarelle et gouache - 1918
ph. wikimedia commons.org
Décrochée, la peinture est exposée pendant des années lors d’événements, montrée à nouveau au Musée national entre 1925 et 1933, puis déposée en… 1942 au Sketches Museum de Lund. Le Musée National ne désire toujours pas l’installer. Dans les années 1980, elle est vendue à un particulier puis acquise aux enchères par un amateur japonais ! Dix ans plus tard, elle est achetée par les Amis du Musée National. En 1992, elle regagne définitivement sa place d’origine. Soixante-dix-sept ans de tribulations, lourdes de l’inquiétude qu’elle provoquait chez le spectateur, et surtout dans les institutions, représentations "paternelles" car détenant l’autorité et la décision finale.
Tuer le père - A travers cette peinture, que je trouve personnellement d’une effroyable violence, s’exprime chez Carl la nécessité de “supprimer le père pour pouvoir exister”. Toute sa vie, il y eut dans un coin de son subconscient ce besoin vital d'anéantir ce père qui le persécuta, le rabaissa, le brutalisa et laissa sa famille dans "la misère, la saleté et le vice mangeant les corps et les âmes”, et changeant sans arrêt de taudis. Détruire pour s’autoriser enfin à exister en tant qu’homme, en tant que sujet…. En effet, d'un point de vue psychanalytique "tuer symboliquement ses parents c’est mourir en tant qu’enfant opprimé (à entendre comme une sorte de mort de soi) - pour renaître en tant qu’adulte en devenir". C'est une mue indispensable du moi profond.
Dans cette oeuvre, hautement symbolique, on peut dire familièrement que Carl a fait fort. D’abord par son choix personnel du thème du sacrifice d’un personnage haut placé (l’autorité) auquel il s’ identifie tout en s'identifiant au sacrificateur.
Ensuite, ce personnage fait partie d’un mythe, Carl n’a donc pas à se préoccuper d’authenticité vis à vis de l’Histoire officielle, son imagination n'est pas bridée. Egalement par l’emphase très théâtrale de la composition et de la mise en scène, traitée en une menace divine implacable et pompeuse.. Le grand prêtre de dos au premier plan, qui doit accomplir le sacrifice dissimule le couteau, alors que le roi est sur le point de descendre du trône-traîneau qui l’a amené. Les bourreaux s'activent. A gauche, on a des femmes en extase derrière des prêtres qui soufflent dans des trompes rituelles. À droite, des chefs guerriers. En outre, le roi est nu c’est-à-dire totalement vulnérable. Carl veut manifester clairement la Vulnérabilité, celle de son père… et inconsciemment la sienne propre.
Le roi nu - motif central de la fresque
On a ici une scène que je qualifierais personnellement de Grand Guignol sophistiqué. “Larsson devient celui qui à la fois expose et s'expose dans un entêtement avec son art et le présent” a émis un critique suédois contemporain, en ajoutant "Les conservateurs pensaient que c'était trop radical et les radicaux pensaient que c'était trop conservateur." Certes, mais pas seulement, car, même vers la fin de sa vie, il s’autorise à tuer, à soulager ses pulsions agressives. Il peut ainsi éradiquer son mauvais père, ce père qui après sa mort a laissé un sillage de toxicité. Il ne s’agit donc pas seulement d’art, de style ou de modernité, mais d’une psychanalyse publique, car c'est un cri sinistre et muet. La psychanalyse est d'ailleurs une forme de cri. Carl a effectué un travail pictural considérable, mais si la collectivité n’en a pas voulu, c’est parce que la violence contenue n’était pas supportable - justement - par son propre inconscient. Il dessine une mise à mort dont nous sommes les témoins impuissants. et choqués. La collectivité ne trouva donc pas mieux que de malmener le tableau. C'était sa seule réponse.
Je terminerai par deux réflexions, l'une personnelle : ses contemporains ou les critiques actuels de tous poils ont dit de Carl qu’il avait été le “peintre de la vie tranquille”. En réalité, il vivait secrètement dans une intranquillité extrême. Vivre c'est bien souvent savoir donner le change, le plus longtemps possible.
L'autre, de Freud, universelle car elle nous concerne tous, “Les émotions que l’on n’exprime pas ne meurent pas. Elles sont enterrées vivantes et reviennent nous hanter plus tard, sous une autre apparence” .
Delphine d'Alleur - 2021
Notes
* Préface de l’album Carl Larsson, Aquarelles par Bo Lindwall - Edité par PML Editions, 1994 En ce qui concerne Oscar II, né en janvier 1829 à Stockholm et mort en décembre 1907 dans la même ville, il est roi de Suède de 1872 à sa mort en 1907 et de Norvège de 1872 à 1905. Ecrivain et mélomane, Oscar s'est révélé un ami de l'érudition et a fait beaucoup pour encourager le développement de l'éducation. Certains de ses poèmes sont connus dans tous les pays scandinaves. Amoureux d’opéra, il a commandé l'Opéra Royal de Suède à l’architecte Axel Anderberg. Oscar II était aussi un passionné d'exploration de l'Arctique ; il a personnellement financé l' Expédition Vega , première expédition arctique à naviguer à travers le fameux passage du Nord-Est. Il était très conservateur en matière d’art et ne goûtait pas vraiment Larsson.
** Ernst Josephson, peintre suédois né en 1851 et mort en 1906 à Stockholm fut le chef de file des peintres suédois qui s'opposèrent à l'académisme très codifié, jugé sclérosant.
A savoir : le mouvement impressionniste a surgi 7 ans plus tôt en France grâce à Claude Monet qui, devant donner un titre à son tableau, un paysage au Havre peint en 1872, propose "Impression, soleil levant". Mais apparurent bientôt, le Symbolisme, puis le Synthétisme, le Fauvisme et l’Expressionnisme au tournant du siècle.
*** L’écrivain Philippe Delerm a joliment restitué l’atmosphère des habitués de Grez dans son évocation romancée Sundborn ou les jours de lumière - Ed. Gallimard - Folio 1998
**** L'Île au trésor et L’étrange cas de Dr Jekyll et Mr Hyde
***** Pontus Fürstenberg (1827 - 1902) était entrepreneur textile. Ayant épousé l'une des héritières les plus riches de Göteborg, il s’intéressa aux arts picturaux et se mit à collectionner et à encourager de nombreux artistes. Sans le mécénat de Fürstenberg, des artistes comme Carl Larsson, Ernst Josephson et Anders Zorn n'auraient pas pu se concentrer exclusivement sur leurs créations. Sa collection devint la plus importante de Suède à la fin du XIXe siècle.
****** Petite ville connue pour la production du revêtement rouge foncé typique appliqué sur les maisons suédoises, appelé « rouge de Falun » et tiré du cuivre extrait des mines proches. Le site est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO
******* L'évolution des procédés d’impression dont la photogravure (on l’a vu dans l’article sur Carl Kahler qui gagna ainsi, à la même période, beaucoup d’argent) permet à Larsson d’adapter sa production en simplifiant les coloris et en rendant les contours nets - dessinés au fil - à l’encre de Chine.
******** Voyage en Islande et au Groënland exécuté pendant les années 1835-36, dans le but de découvrir les traces de La Lilloise, publié par ordre du Roi sous la direction de M. Paul Gaimard (imprimé en 1840)
Références
-
nordicartbywomen.com/2021/02/08/carl-et-karin-larsson/
-
www.carllarsson.se/en/carl-and-karin/carl/arts-lubies.blogspot.com/2014/06/la-maison-de-carl-et-karin-larsson
-
brill.com/view/book/9789004467323/BP000011
-
www.cairn.info/publications-de-Béatrice-Vandevelde-Corentin ou tuer le père pour survivre
-
eclecticlight.co/2015/11/22/carl-larsson-how-a-loved-and-popular-painter-became-lost-in-controversy
La sieste sous les arbres - aquarelle et encre 1897 - ph wikimedia commons.org
Brita habillée en Iduna - aquarelle et encre 1905 - ph wikimedia commons.org