Tourgueniev et Compagnie à Baden

Photographie sépia d'Ivan Tourgueniev vers 40 ans,

Dessin de Gustave Doré représentant Pauline Viardot à une table de blackjack à Baden
Mine de plomb, encre , lavis brun, gouache blanche et grise - The Metropolitan Museum of Art
“Tourgueniev (...) nous charme, nous "enguirlande", suivant l’expression russe, par ce mélange de naïveté et de finesse : la séduction de la race slave, relevée chez lui par l’originalité d’un esprit supérieur, par un savoir immense et cosmopolite.”
Edmond de Goncourt - Journal - 1872
Dans l’article La Folle Europe à Baden-Baden, au chapitre Découvrez, j’évoque l’importance des Russes en matière d’échanges intellectuels, artistiques et politiques. Au milieu du XIXe siècle, ils représentent en effet la plus importante diaspora de Baden*, devenue ainsi un centre politique et mondain, rendez-vous très élégant où il faut être et où se rencontrent et communiquent rois, princes héritiers, archiducs, écrivains, diplomates, compositeurs, poètes, artistes et muses… d'autant plus beau qu'en 1868 Baden va connaître l'éclairage au gaz.
Ivan Tourgueniev - né en 1818 à Orel en Russie au sud de Moscou et mort en 1883 à Bougival, romancier, nouvelliste, dramaturge et traducteur, va habiter Baden dès 1865. Pas seul, car il demeure très attaché, voire rivé, au couple Louis et Pauline Viardot qui s’est installé dans la ville en 1863.
"Tourgueniev, le doux géant, l’aimable barbare"** est le fils d'opulents hobereaux - son père Sergueï est issu d'une famille de très ancienne noblesse tatare qui possède quelques terres et sa mère Varvara Petrovna Loutovinova de la noblesse de service, très riche propriétaire terrienne possédant à Spasskoié-Loutovinovo, près d’Orel, vingt villages, soit un peu plus de 5000 serfs qu’elle dirige sans états d’âme, quasiment au knout avec menaces de déportation. C’était un mariage d’intérêt : père bel officier, élégant, effacé en famille - “me témoignant sa tendresse furtivement" - mais séducteur à l'extérieur, abusant de nombreuses serves ; mère tyrannique voire cruelle, Ivan évoquera parfaitement son milieu dans sa nouvelle autobiographique Premier Amour. Ses précepteurs lui enseignent le français, l’allemand, l’anglais, le grec et le latin.. La famille communiquait en français. Dans les années 1830 et le début des années 1840 il fréquente la faculté des Lettres de Moscou - et les milieux théâtraux - puis plus tard celle de Philosophie à Saint-Pétersbourg où il fait la connaissance de Nicolas Gogol. C’est là qu’il s’essaye à la poésie et à la peinture de la vie russe simple, sans idéalisation, pour en montrer la dureté mais aussi la vraie beauté humaine en même temps que l’arriération des mentalités des nantis. Il restera toujours profondément attaché à son pays et à l'âme naïve des paysans.
Ce qui lui inspirera l’écriture d’esquisses paysannes qui paraîtront sous le titre de Mémoires d’un chasseur et feront de lui, plus tard, un écrivain contestataire allant au devant de tracasseries de la censure russe. Celles-ci lui vaudront 18 mois d’exil sur ses propres terres. Cependant il continuera d'enrichir ce recueil jusqu'en 1874. Cet engagement discret mais tenace le pousse à convertir la minorité cultivée des aristocrates terriens - dont il est - à l'abolition du servage. Il y parviendra en donnant l'exemple, en 1860 en affranchissant ses propres serfs. Ne dit-il pas : "Je ne veux pas être le propriétaire d'un homme" ? Et en influençant, à sa façon, l'héritier du trône, le futur Alexandre II, fameux tsar réformateur, qui abolira le servage en 1861.
En accord avec sa mère - qui finance - il part pour quelques années respirer l'air de l"étranger.

Maison d'enfance de Tourgueniev - propriété maternelle à Spasskoié-Lutovinovo , devenue Musée Tourgueniev

Portrait à l'aquarelle de Pauline Viardot par le peintre Piotr Sokolov en 1843

Le Théâtre-Opéra imperial Bolchoï Kamenny de Saint- Petersbourg . Architecte français Michel Damam Demartrait gravure aquarellisée, vers 1800
Elle interprète ce soir-là Rosine - rôle si convoité depuis sa création qu'il fut adapté à toutes les tessitures vocales féminines - à laquelle elle donne de la sensualité, de la vivacité, de la passion amoureuse et de l’impertinence, ce qui lui vaudra la fascination du public russe celle de l’impératrice qui lui fait remettre le lendemain des boucles d’oreilles en diamants et... celle d’Ivan. Celui-ci écrit à Louis dans sa toute première lettre : "Votre femme est, je ne dirais pas la plus grande, mais, à mon avis, la seule cantatrice de ce bas monde". Libre, il va trouver le moyen de les suivre à Berlin puis à Paris.
Peintre de la scène contemporaine - visionnaire des tensions du monde moderne - De 1847 à 1850, depuis la France dont il a fait sa seconde patrie, Ivan publie Les Mémoires d'un chasseur et la pièce Un mois à la campagne - histoire banale, un peu tchékhovienne, mais terrible de sentiments avortés et de conflits intérieurs que l'on retrouvera dans beaucoup de ses écrits. Il passe en invité de longs moments au château de Courtavenel dans la Brie, dont le couple Viardot a fait l'acquisition en 1844. Il s'y sent tout à fait à l'aise (!) c’est devenu un lieu de prédilection amical et quasi familial. En outre, il y fait la connaissance de compositeurs dont Charles Gounod.
Or, la mère d’Ivan, déçue de voir son fils quitter ses fonctions et fréquenter des artistes et des intellectuels qui réclament une modernisation du régime tsariste, lui coupe les vivres. Ils ne se réconcilieront jamais. En outre, la même année, en 1850, le tsar Nicolas 1er exige le retour des Russes expatriés. Ivan doit quitter la France ; il se voit retenu pendant toute la guerre de Crimée. Il écrit Le journal d'un homme de trop en 1850 qui ne sera publié qu’en 1863 ; nouvelle qui contient le génie profond du plus russe des romanciers du moment : d'une part l'amour de la nature, des grands espaces, des forêts, des oiseaux ; de l'autre, des personnages faibles, velléitaires, incapables de faire face aux passions qui les habitent, "se contentant" d’en souffrir. En 1853, il revoit Pauline, en tournée en Russie et lui remet des manuscrits à faire publier en France. En décembre 1855, il accueille Tolstoï chez lui à Saint-Pétersbourg, de retour de la guerre de Crimée. Ceux-là ne s'aimeront jamais beaucoup. Or sur le plan littéraire, Tolstoï reconnaîtra pourtant une dette envers Ivan. En 1856, il rédige la nouvelle Faust qui traduit parfaitement son amertume face à une situation sentimentale inextricable. En effet, le héros soupire : “La réalité est là. Je la vois clairement(...) je sais que du malheureux sentiment qui s’est emparé de moi, je n’ai à attendre que de profondes souffrances et un épuisement de forces (...) cette résignation ne me rend pas le coeur plus léger”. Sa propre situation. On pense à la forme de torture incessante - assumée - où l'a maintenu sa passion pour Pauline. N'écrit-il pas dans Le Journal d'un homme de trop : "L'amour est une maladie ; et il n'y a pas de loi qui régisse la maladie". ?

Prosper Mérimée par Mathilde Bonaparte

Camille Saint-Saëns à 25 ans par Camille Chazal
Fin 1857, il est en Italie et c’est seulement en mai 1859 qu’il revient à Paris et se mêle à des écrivains établis comme Alexandre Dumas et George Sand qui est très attachée à Pauline. Il assiste aux soirées données par les Viardot en leur hôtel particulier de Paris où se retrouvent des compositeurs comme le jeune Camille Saint-Saëns : “Ces soirées étaient des célébrations de l’art (...). Simples, thé et brioches mais on entendait de la bonne musique” consigne-t-il dans ses mémoires. Ou Hector Berlioz qui confie à sa soeur : “...une charmante famille avec qui je peux respirer librement. Ils aiment ce que j’aime, ils admirent ce que j’admire en musique, en littérature et dans toutes les matières de l’esprit.” Ivan y croise Alfred de Musset et Prosper Mérimée.
La même année, il rédige la préface de son roman Pères et Fils qui ne paraîtra qu’en 1862 et suscitera de vives polémiques car le sujet est très sensible (surtout “trop” novateur) : il y est question de l'opposition de la jeune génération animée d'idéaux à celle de ses pères conservateurs. Il se penche aussi sur son “essai” Fumée, satire mordante de la très haute bourgeoisie russe qu’il étudiera avec beaucoup d'acuité à Baden. L’ouvrage qui paraîtra pendant son séjour dans la ville d’eau provoquera en Russie une forte indignation. D'autant plus qu'il côtoie sans vergogne ces happy-few qu'il critique.
1859 voit la parution de Nid de Gentilhomme, roman longuement mûri , rédigé dans sa propriété de Spasskoïe et lu à ses amis de Saint-Pétersbourg pour la mise au point du texte. Il apportera à son auteur la gloire dont il dira plus tard : “Nid de Gentilhomme a connu le plus grand succès que j’aie jamais eu. C’est à dater de sa parution que j’ai commencé à compter parmi les écrivains qui méritaient l’attention du public.” On pourrait ajouter : enfin ! car en 1859 il a déjà 41 ans.

G.ustave Flaubert par Pierre François Giraud vers 1856

Portrait au crayon d'Ivan par Pauline de 1858
Son oeuvre atteint son apogée. En 1860, il publie A la veille en feuilleton dans Le Messager russe, sorte de radioscopie de la Russie à la veille des grandes réformes tant attendues et roman engagé qu’Henri Troyat, biographe de Tourgueniev, jugera comme étant “son premier roman social” . En 1861, Ivan séjourne à nouveau en Russie ; une dispute avec Tolstoï manque de peu de se terminer par un duel mais ils se réconcilieront ! A nouveau en France, c’est en février 1863 qu’Ivan croise Gustave Flaubert pour la première fois, une amitié fraternelle se forge très vite donnant lieu à une correspondance soutenue, laquelle ne cessera qu’à la mort de ce dernier en 1880.
Ivan lui rendra visite à Croisset, Flaubert séjournera à Baden. Ivan traduit en russe deux des Trois Contes de Flaubert et considère que Madame Bovary est “le meilleur roman français du XIXè siècle”. En retour, Ivan lui donne à lire ses “Scènes de la vie russe”. Flaubert le remercie par : "Il s'exhale de vos oeuvres un parfum âcre et doux, une tristesse charmante qui me pénètre jusqu'au fond de l'âme. Quel art vous avez !"
Cependant, Ivan désireux de vendre ses terres russes et de transférer sa fortune en Allemagne, Louis Viardot, conseiller précieux, lui suggère d’acheter une villa autour de Baden. Il lui vante toutes les qualités de la ville qu’il connaît bien et où il a acquis en 1862 une sorte de chalet dans la nature.
Ivan s’installe donc à Baden, momentanément dans un appartement garni, et démarre en 1864 la construction d’une villa de style néo-Louis XIII, qu'il peaufinera pendant des années, située dans le voisinage proche des Viardot, à Tiergarten (mais qu'il ne pourra plus payer, Louis la lui achètera !) Par conséquent, en 1865, Ivan boucle ses bagages et quitte définitivement Paris pour Baden.

Baden - Façade arrière de la villa de Tourgueniev

Croquis à la mine de plomb de la villa des Viardot
"La laide irrésistible"...mais une “archi-musicienne” - La première opinion est de George Sand, la deuxième de F. Liszt dont elle fut l'élève, à quoi Saint-Saëns aurait ajouté "elle n'est pas laide, elle est pire". Ces traits dépeignent Pauline Viardot d'une façon contrastée, or celle-ci a surtout un double tempérament de tragédienne et de comédienne, un aplomb, une rigueur, un sens quasiment pionnier de la mise en scène et un appétit de vivre communicatif qui feront, grâce à sa technique vocale de très haut niveau, sa gloire internationale. Sans parler de tous les autres talents dont elle a été gratifiée par le destin comme le dessin et la composition et un grand intérêt pour les arts et la littérature.
Pauline García est née à Paris en 1821, fille du ténor et compositeur espagnol Manuel García (1775-1832) et de la chanteuse Maria Joaquina Sitchès (1780-1854). Une vraie famille de musiciens - son frère Manuel Rodríguez García va devenir baryton et un brillant enseignant du chant ; sa sœur Maria - de 10 ans son aînée - était la chanteuse adulée La Malibran, décédée tragiquement à 28 ans, dont la voix était décrite comme “ample, avec des variations dynamiques importantes (...) sombre, chaude et ronde”, “vibrante pleine d’éclat et de vigueur”. C’est son père également organisateur de tournées lyriques, possédant lui-même une voix virtuose mais, aussi, inflexible pédagogue qui l’avait formée techniquement pour obtenir une amplitude rarissime. Pauline ayant d’abord reçu une éducation de pianiste, à la mort de sa soeur, elle est élevée pour devenir la prima donna de la scène lyrique - elle n’a pas le choix - grâce à l' enseignement drastique de sa propre mère, devenue veuve en 1832.

Elle fait ses débuts à Londres à seize ans et entame une carrière internationale époustouflante dont le XXè slècle ne se souviendra pas. Dotée d’un timbre de voix remarquable qu’Alfred de Musset qualifie de “rude et doux, analogue à la saveur d’un fruit sauvage”. Pauline possède une tessiture, très étendue “égale dans tous les registres, juste, vibrante et agile, (qui) s’élève du fa grave au contre-ut, soit deux octaves et une quinte et cette étendue,
Pauline Viardot en 1842 par le peintre C.T. von Neff
est déjà immense puisqu’elle réunit trois genres de voix qui ne se trouvent jamais ensemble : le contralto, le mezzo-soprano et le soprano-colorature” écrit H. Berlioz dans le Journal des Débats de 1839, et qui lui vaut l’émerveillement de ses auditeurs. On pourrait évoquer les vibrations particulières qu'émet ce type de voix sur les cerveaux et donc les sensibilités, mais cela mériterait un important paragraphe supplémentaire assez technique. Or, le sujet est passionnant.

Le ténor Manuel del Pópulo Vicente Rodríguez dit Manuel Garcia
En outre, Pauline possède une “vocalisation et un art de phraser le chant large (...) qu’elle réunit à une verve indomptable, entraînante, despotique et à une sensibilité profonde.” continue Berlioz. “C'est par elle que j'ai appris les secrets du vrai tempo rubato”, reconnaît Saint-Saëns. Pour avoir une idée de l'excellence de cette voix, écoutez en cliquant ici la grande Marilyn Horne dans un air du Siège de Corinthe de Rossini, à la Scala, en 1969. Ses contrastes vocaux sont spectaculaires. Pauline va incarner plusieurs héroïnes de Rossini, comme Desdémone d'Othello dont un critique écrira "qu’elle est une étoile de première grandeur” , ou Angelina de La Cenerentola. Quelques mois plus tard, elle reçoit son premier engagement au Théâtre-Italien à Paris, dont le directeur est …son futur mari Louis Viardot (1800-1883). Le 18 avril 1840, elle l'épouse, il est de 21 ans son aîné. Homme lettré, penseur et humaniste. d’abord avocat et collaborateur à divers journaux puis historien d'art - il a rédigé les catalogues des collections de très grands musées européens.
Ensuite, en 1838, c'est la direction du Théâtre-Italien, poste qu’il abandonne après son mariage avec Pauline, afin de se consacrer à la carrière de celle-ci et de la suivre dans ses tournées. Homme généreux s'il en est, gros travailleur, curieux de tout et bon gestionnaire. Aimable mais un peu... naïf.
Pauline interprète presque tous les rôles de La Malibran, et, après bien d’autres succès, va participer à la création du Prophète de Meyerbeer, à la “résurrection” de l'Orphée de Gluck et créera la Sapho de Gounod dont c’est le premier opéra. Elle obtient un succès triomphal sur toutes les grandes scènes d' Europe, d’autant plus qu’elle parle quatre langues et sait aussi lire le russe.. Les foules l’acclament, les princes et les têtes couronnées la réclament. Bien plus tard, Maria Callas fera de Pauline son modèle. Au cours de ses 25 ans de carrière, elle se produit à Paris, Madrid, Vienne, Londres, Weimar, Leipzig, Berlin, Dresde, Varsovie, et à Saint-Pétersbourg, comme dit plus haut.

Lithographie de Louis Viardot par Emile Lassalle en 1840

Portrait de Pauline par le peintre des célébrités romantiques
Ary Scheffer
“Peu de personnalités entretinrent des réseaux aussi étendus, à l’échelle du continent. Elle incarna l’Europe des arts et des lettres au XIXe siècle, avant l’ère des nationalismes. C’est une figure fondatrice de l’Europe culturelle.” *****Tous les grands compositeurs de l’époque vont écrire pour elle des rôles spécifiques, devenus majeurs voire populaires. Elle s’engagera plus tard en faveur de Jules Massenet et de Gabriel Fauré. Cette femme d’esprit et d’influence s’intéresse également à la littérature et aux arts picturaux. On a vu que c’est une intime de l'autoritaire George Sand - habituée de nombreux salons - qui lui a présenté Louis Viardot en 1840 . Dans son salon, le couple Viardot reçoit, outre des peintres comme Eugène Delacroix ou Ary Scheffer, des écrivains, et des penseurs mais aussi des hommes politiques partageant des convictions républicaines identiques. Lesquelles pousseront Louis en 1863 à quitter la France en accord avec Pauline qui, elle, estime devenir défavorable au milieu parisien.
Pourtant elle est accueillie dans toutes les réceptions ’importantes, où elle se fait entendre avec bonheur. “Nous sommes amenés à l’hypothèse que Pauline ait compris (...) l’intérêt qu’il y avait pour elle à quitter à la fois Paris et le théâtre, maintenant qu’elle avait dépassé la quarantaine, que sa voix donnait des signes de fatigue perceptibles pour elle-même mieux que pour personne.” ****** Par ailleurs, elle connaît déjà Baden pour avoir participé aux festivals de Berlioz et a toujours prisé cette ville. En mai 1863, elle annonce subitement qu’elle va vivre à Baden “dans la retraite”.
Il est à noter qu’elle fait transporter son piano, et son orgue de deux claviers de 14 jeux, construit par le prestigieux facteur Cavaillé-Coll et que Louis lui avait offert en 1851 pour leur hôtel particulier du quartier de La Nouvelle Athènes à Paris, (superbe endroit où l’on peut encore découvrir des hôtels et des immeubles de l’époque romantique.) Cet orgue présenté, par Cavaillé-Coll à l'Exposition Universelle de Paris de 1855, possède une console richement décorée, séparée du buffet et est disposée de façon que l'interprète soit face à son auditoire. Y joueront des organistes réputés tel Alexandre Guilmant et ceux de la génération montante, tel Eugène Gigout - dont je vous recommande la splendide Toccata en Si mineur*******, les deux introduits par Saint-Saëns. Pauline fait entendre des airs d’oratorios de Haendel et de Mendelssohn.

Matinée dans l'Orgelhalle des Viardot à Baden en 1865., en présence du roi et de la reine de Prusse, du Grand-duc Constantin et de Bismarck. Pauline est à l'orgue, Anton Rubinstein au piano, Tourgueniev, debout à gauche de Pauline, domine la scène. Dessin de Ludwig Pietsch
Baden, le tourbillon de la vie - C’est une ville débordante de fêtes, dont la vie culturelle possède un éclat incomparable. Pauline va devenir rapidement la “Reine de Baden”. Elle y retrouve une nouvelle énergie et, avec Louis et Ernest Reyer qui remplace Berlioz à la direction du Festival, elle va contribuer à élever Baden au rang de capitale de la musique lyrique. Tout ce que l’Europe comporte de princes, d’aristocrates, de gens fortunés vient l’écouter dans son élégante Tonhalle (ou Orgelhalle) ornée de tableaux de maître - conçue par Louis - où, bien sûr, la très bonne musique est centrale. Tels les compositeurs les plus éminents qui deviennent ses amis et qu’elle inspire aussi dont Georges Bizet, Meyerbeer, Liszt, Tchaïkovski - qui s’exclamera “C’est une femme tellement merveilleuse et intéressante qu’elle m’enchante complètement!” - Verdi, Ignaz Moscheles, Anton Rubinstein, ou Clara Schumann, son amie depuis 1838 qui habite Lichtenthal depuis 1862 et avec laquelle elle se produit au piano.

Baden - Fête de nuit pendant la saison 1868 par l'illustrateur et lithographe Godefroy Durand
pour Le Monde Illustré - BNF
Et bien sûr Brahms dont Pauline chantera la première interprétation publique le 3 mars 1870 à Iéna, de la Rhapsodie pour alto. Egalement, Richard Wagner, chef de file des compositeurs considérés comme d’avant-garde, rend visite au couple dès novembre 1863. Les dimanches, Pauline donne des matinées où un aréopage d’ hôtes très distingués est reçu dans l’Orgelhalle. Elle donne de rares concerts comme à Berlin en 1867 où Ivan lui écrit des lettres enflammées.
Or, commençant à perdre ses aigus, elle va intelligemment faire évoluer sa carrière en se concentrant sur la composition d’airs romantiques sur des textes de poètes et d'écrivains dans les langues qu’elle connaît bien. Par exemple, écoutez en cliquant ici

La mezzo-soprano Cecilia Bartoli
© operaonline
la mélodie Haï Luli sur un poème de Xavier de Maistre, interprétée par l'attachante Cecilia Bartoli accompagnée par Jean-Yves Thibaudet. Ivan qui l’aide, se charge de faire imprimer ses albums afin de la faire apprécier en Russie. Il traduit aussi des romances russes que Pauline apprend et interprète. Cette dernière compose des opérettes raffinées conçues avec Ivan pour la plupart, qu’elle joue avec ses enfants et ses élèves. La reine Augusta de Prusse s’émerveille ainsi : “Il faut venir à Bade pour entendre pareille perfection!”. Hyper active elle pratique aussi l’enseignement du chant car elle est une exceptionnelle pédagogue dont la méthode est toujours pratiquée ; mieux, elle publie - campagne publicitaire à l'appui - des morceaux classiques choisis, sous le titre Ecole Classique de Chant et Une Heure d'Etude. Ce qui fait dire à Clara Schumann “ Mme Viardot est vraiment la femme la plus géniale que j’aie jamais connue !”
Le mystère Tourgueniev - Au cours de plusieurs voyages en Russie pour ses afffaires et à Paris où il fréquente beaucoup de monde comme Lamartine, Littré, le “gros” Flaubert, Sainte-Beuve malade, et ses cousins Tourgueniev, il écrit. Comme dit plus haut, il rédige le roman Fumée qui brosse une cruelle galerie de portraits sous forme d’ intrigue romanesque. Puis il s’essaie à un autre genre avec Le Chien, nouvelle fantastique à caractère philosophique publiée en 1866, et avec le récit Apparitions. Ce dernier est “une fantaisie”, comme le qualifie Ivan, qui déroute, tant il est empreint de romantisme noir et de pessimisme. Encore, la face sombre d’Ivan mais sous un autre aspect.
Chez les Viardot, à ces concerts, causeries littéraires et matinées, on ne peut éviter Ivan qui domine tout ce beau monde de sa haute silhouette, de son assurance virile, de son entregent et de son impressionnante culture.

Caricature de Sainte-Beuve par André Gill pour le journal L'Eclipse en 1868
Or, sa présence quasi permanente auprès du couple fait jaser d’autant qu’il fait les honneurs de la maison ! Louis inquiet - qui a maintenant 65 ans - s’en confie dans un billet quelque peu amer adressé le 26 novembre 1865 à Pauline, où il affirme qu’"il ne (lui) a à aucun moment prêté des sentiments et une conduite indigne d’elle. Mais il y a des apparences qui ont donné lieu à quelques cancans. Un peu de prudence serait donc nécessaire”. Il exprime aussi le regret de "sentir trop souvent (...) la place qui devrait lui revenir, occupée par un autre.” Il conclut “Je désire de toute mon âme avoir le cerveau malade, car le coeur est sain, il est plein de toi, il te révère.” On peut s'étonner de ces ressentis tardifs, car Ivan, sans vergogne, est, en fait, entré dans leur vie en... 1843.

Alphonse de Lamartine d'après François Gérard
Malgré cela, les relations épistolaires entre Louis et Ivan restent tout à fait cordiales et exemptes de soupçons. Or, qu’en est-il de ces sentiments et de cette conduite, sur lesquels fut posé pendant plus d'un siècle, un voile pudique nommé tabou ?
Il semble qu’Ivan ne se contentait pas de “respectueuse adoration” mais qu'il ait pratiqué un jeu particulier : le fétichisme du pied - dit aussi érotisme charnel du pied - forme sublimée de la sexualité mais aussi déviance - qui fait naître chez l'individu une excitation sexuelle à l'exclusion de tout le reste. Très certainement le fétichisme le plus répandu. Concrètement, c’est une forte attirance pour les pieds féminins et par extension les pieds chaussés (d’escarpins, de bottines ou de mules) car “les parties cachées du corps sont plus désirables” ********

Gravure d'un récital de Pauline lors d'une soirée privée en 1862 à Paris, pour l'hebdomadaire Le Monde Illustré - à l'extrême droite... Ivan
En outre, les escarpins, bottines et autres représentent pour leur part des objets de fantasme qui permettent d'atteindre un plaisir plus intense. Ivan demandait à Pauline de poser le talon de son pied chaussé sur sa pomme d’Adam massant ainsi des zones érogènes très stimulantes. Ces zones se situent précisément entre la pomme d’Adam et la clavicule, à la base du cou ; il s’agit de la glande thyroïde qui produit deux hormones ayant des effets sur la libido. Il existe une lettre passionnée d’Ivan de 1850 dans laquelle il demande à Pauline de lui envoyer “des rognures d’ongles et des fleurs séchées au contact de ses pieds dans ses souliers.” Cette “focalisation sur les pieds féminins est perçue comme le reflet d’une posture dominante de la femme dans les relations sociales sexuelles”. (id). Or Pauline a toujours joué de son magnétisme “d’amazone dominante”. Ainsi que le formule Françoise Flamant, traductrice et commentatrice de Premier Amour (Folio 1985) : si Ivan “n’a pas pu profiter de l’Europe avec bonheur et sérénité, (c’est) en grande partie à cause de l’esclavage où l’a maintenu sa passion pour la cantatrice. On ne peut qu’admirer la fatalité symétrique qui l’a mis successivement (...) sous la coupe de deux femmes dominatrices, la riche propriétaire russe (souveraine absolue et insensible) et la cantatrice européenne”. - elle aussi souveraine - adulée par des milliers de gens, sur lesquels les vibrations de sa voix singulière avaient un effet quasi aphrodisiaque. Nombreux furent les artistes et compositeurs qui lui avouèrent qu’ils étaient amoureux d’elle.
Comment ne pas entendre l’écrivain qui gémit : “j’ai été en ce monde, un homme entièrement de trop ou, si l’on préfère, un oiseau entièrement de trop” (Le Journal d’un Homme de trop) lui qui privilégie dans ses romans des jeunes filles qui font montre d’une force de caractère et d’une détermination sans faille. “Faut-il qu’il s’éteigne à jamais (son coeur) sans avoir connu une seule fois le bonheur, sans s’être une seule fois dilaté sous le fardeau exquis de la joie ? Hélas…” Cet homme “dévirilisé” par une mère castratrice - et un père fuyant - et déraciné, fut toute sa vie en quête d’un équilibre psychique. L'art, l'écriture et la fréquentation d'un milieu exceptionnel lui ont servi de substituts. Et ce n’est pas anodin si la majorité de ses romans ou nouvelles psychologiques sont des parcelles de vie déguisées.

19 juillet 1870, la fête est finie - Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. L'empereur est tombé dans le piège préparé par le chancelier Bismarck. Cette déclaration de guerre conduit à l'union de toute l'Allemagne derrière la Prusse. Elle va contraindre Pauline et ses enfants à quitter Baden et “à rompre tant de liens anciens par lesquels Pauline tenait à l’Allemagne”. Ceux-ci vont prendre, pour y chercher refuge - la direction de Londres via Ostende le 21 octobre 1870, accompagnés ... d’Ivan. Louis ne les rejoindra qu’un mois plus tard car il s’occupe de la vente des deux villas. Le couple Viardot ne reviendra à Baden que fin août 1871 pour leur déménagement qui inclut l’orgue remonté à Paris. Leur château de Courtavenel a été pillé et détruit cette même année.
Ils s’installent dans un hôtel particulier, rue de Douai à Paris. Ivan... y occupe le second étage. Peu après, Pauline toujours aussi active est nommée professeur de chant au Conservatoire de Paris, elle retrouve ses vieux amis et contribue au succès du jeune Jules Massenet et à celui du nouvel opéra de Saint-Saëns. Elle reprend ses matinées musicales du mercredi où elle se fait entendre et ses matinées du dimanche consacrées à des divertissements, offrant quelques concerts de piano. avec ses filles.

La datcha de Tourgueniev aux Frênes à Bougival
En novembre 1874, Ivan achète à Bougival - endroit campagnard au bord de la Seine qu’il connaît déjà - la propriété qu'il baptise Les Frênes dont il a l’usufruit et Madame Viardot la nue-propriété. L'endroit comprend une superbe villa de style palladien pour les Viardot ; sur la pente, il se fait construire ce qu’on appellera une “datcha”. Bougival est le troisième ” nid ” de Tourgueniev, c’est là que se trouve sa famille d’adoption : la femme aimée et ses enfants. La vie d’Ivan auprès de ses amis Viardot sera très heureuse aux Frênes.
Il y décèdera le 3 septembre 1883. Louis, très diminué - appelé gentiment "mon pauvre papa Loulou" par Pauline - l’a précédé de quatre mois.
Dans une lettre datée de novembre 1857 adressée à son cher ami Nikolaï Nekrassov, soit 17 ans avant Bougival, Ivan avait fait part ainsi de son découragement : “Non, vivre ainsi…impossible. Assez de rester au bord du nid d’autrui. Si l’on n’en a pas un à soi, il n’en faut aucun !" Il lui fallait celui d’un couple qu’il a idéalisé. Homme ambivalent, narcissique, indifférent à l’ambiguïté et au qu'en-dira-t-on, à la personnalité infiniment complexe mais “au regard tendre, dégageant une impression de mystère et de mélancolie” selon ses amis Flaubert, Zola, Daudet, Goncourt, Maupassant, Ivan portera ouverte toute sa vie et dans son oeuvre “la plaie secrète de son existence, sevrée des douceurs qu’apportent, même en dehors des liens reconnus par la société, un amour complètement partagé et la satisfaction sans réserve du coeur et des sens”.******
Delphine d'Alleur - 2022
Notes
*Je rappelle que la ville a été nommée Baden-Baden en 1931 seulement.
**Edmond de Goncourt - Journal 1872
***Né en 1770-mort en 1831, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, est un philosophe dont l'œuvre est l'une des plus représentatives de l'Idéalisme allemand et a eu une influence décisive sur l'ensemble de la philosophie contemporaine.
**** Rossini était un ami de Manuel Garcia. Un jour, il déclara joliment à Pauline : “J’ai plaisir à dire que si je dois beaucoup au père, je dois plus encore aux filles, et que pour ce triumvirat céleste, ma reconnaissance n’a d’égale que mon admiration”. Pour sa part Franz Liszt eut cette formule en évoquant Pauline “Elle naquit dans une famille où le génie semblait héréditaire”
***** Xavier Darcos sur le site de l’Institut de France. Avril 2021
****** Gustave Dulong - Pauline Viardot, tragédienne lyrique - Ed. par l’Ass. des Amis d’Ivan Tourgueniev, Pauline Viardot et Maria Malibran - 1987
******* Après être revenu à Paris en 1871, l’orgue termina sa course à l’église Notre-Dame de Melun en 1884 où il trône toujours. Une vilaine horloge a remplacé le portrait en médaillon de Pauline
******** Philippe Brenot, psychiatre français, anthropologue et sexologue
Références
-
thereaderwiki.com/en/Louis_Viardot
-
fra.1sept.ru/view_article.php?ID=200802011
-
Tourgueniev et Viardot : destins croisés de la Russie et la France | Журнал «Французский язык»
-
russie.net/la-vie-et-l-oeuvre-de-tourgueniev/
-
fr.rbth.com/art/81834-ecrivain-russe-ivan-tourgueniev Russia Beyond
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urok.1sept.ru/articles/670198
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xn--rpubliquedeslettres-bzb.fr/tourgueniev.php
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paulineviardot.tumblr.com/
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www.lajauneetlarouge.com/pauline-viardot-ou-leurope-par-la-musique
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lithub-com.translate.goog/exploring-the-forgotten-writerly-playground-of-the-european-aristocracy

Pauline Viardot au piano photographiée à Baden

Buste d' Ivan Tourgueniev dans les jardins de la Lichtenthaler Allee à Baden-Baden