Madère, le Palace Accroché à la Falaise
Le Belmond Reid’s Palace - un des restaurants en terrasse (ph. visitmadeira.pt)
"L’ambition est un rêve avec un moteur à injection. " Elvis Presley
L’irrésistible ascension d’un petit mousse
L’histoire commence avec l’arrivée en 1836 à Funchal d’un petit mousse de quatorze ans, fils d’un agriculteur écossais, nommé William Reid, avec en poche 5 livres. Il n’en repart pas, s’y installe, comprend tout ce que l’île a à lui offrir et commence rapidement à déployer des qualités d’entrepreneur peu communes, Il fait ses classes dans le commerce d’un des trésors de l’île : le madère.
De nos jours, on a le choix entre le malvoisie, le sercial, le verdelho ou le boal. Certains grands hôtels de l’île en offrent à leurs clients tous les jours dès dix-huit heures ! Le fils aîné de William obtiendra le précieux agrément” de “wine merchant to HRH The Duke of Edinburgh” second fils de la reine Victoria, épicurien et grand habitué de l’île.
Alfred d'Edimbourg
Vers le milieu du XIXè siècle Madère était devenue une destination très prisée grâce à ses vertus curatives et la douceur de son climat dont les températures varient très peu : entre 19 et 21° en hiver et 22 et 27° au printemps et en été. Sa devise est en français : « De toutes les îles, les plus belles et les plus libres ».
Les riches touristes du nord de l’Europe venaient s’y établir pour plusieurs mois, fuyant le froid et l’humidité ; mais y résidaient également les colons anglais qui fuyaient la touffeur des pays de l’empire pour se réacclimater et refaire leur santé avant le retour vers les brouillards londoniens. Autant dire que les allers et venues des britanniques étaient incessants ! En outre, Il était très chic de se poser quelques mois dans ces lieux qui devenaient de plus en plus luxueux et de plus en plus vastes pour loger et distraire ces aristocrates et têtes couronnées comme Léopold II de Belgique, Albert 1er de Belgique, Albert 1er de Monaco accompagnés de leur famille et leur domesticité. Certains venaient guérir leur mal de vivre comme l’impératrice Elisabeth d’Autriche, dite « l’impératrice errante », ce qui ne manquait pas de piquer la curiosité de toute la population.
Léopold II,
Roi des Belges
Ce bâtiment qui narguait la gravité devait être aperçu par les passagers des steamers qui accostaient au port. Pour cela, il s’adjoint les talents de l’architecte renommé George Somers Clarke qui avait déjà dessiné de nombreux bâtiments de Londres. Il y marie l’élégance édouardienne au confort le plus raffiné du moment. Il y fait créer des hectares de jardins plantés d’essences endémiques et exotiques, ainsi qu’un sentier par lequel les hôtes depuis leur bateau remontent la falaise dans des hamacs portés par deux hommes ! Hélas, William ne voit pas l’achèvement de son rêve et encore moins son inauguration en 1891, car l’entreprenant petit mousse décède en 1888 à 66 ans, épuisé. Le cœur du « moteur à injection » vient de s’arrêter.
C’est ainsi que manifestant un grand sens de l’opportunité, William se met aussi à la location de quintas de luxe, supervisant avec son épouse l’ensemble des installations - au confort tout anglais - et des services proposés. Puis, amassant suffisamment d’argent et conservant le commerce du madère, il achète des hôtels comme le Santa Clara ou le Mount, saisissant instinctivement ce qu’il pouvait exploiter de l’essor touristique de l’île. Le premier établissement à porter son nom est le Reid’s New Hotel en 1887 qu’il accroche au sommet de l’éperon rocheux qui surplombe Funchal, à 150 pieds au-dessus de l’océan, appelé le Salto do Cavalo (Saut du Cheval).
Albert 1er de Monaco
Le Reid's New Hotel en 1900 - carte postale
Son héritage
Ses fils William et Alfred, dûment élevés pour gérer cet héritage, reprennent le flambeau et ne cessent pendant des décennies d’améliorer le confort, le service, la gastronomie, les jardins et les équipements sportifs et de loisirs. Idée géniale : ils éditent très tôt un guide complet « Madeira, a guide book of useful and varying information – by William
Elisabeth d'Autriche
and Alfred Reid, hotel keepers and wine merchants »* une mine de renseignements sur la situation de l’île, son climat, son histoire, les compagnies de navigation, les formalités administratives, les vêtements adéquats, les centres d’intérêt de leurs hôtels en n’oubliant pas les pratiques de toutes sortes de sports et d’excursions, l’artisanat, les jardins exotiques, les quintas de l’île, donnant une liste des célébrités et têtes couronnées qui ont déjà fréquenté l’établissement, sans omettre une page publicitaire sur leurs propres vins de madère ! On voit que les deux fils après des études en Grande-Bretagne ont bien intégré la créativité de leur père et ses idées en matière de marketing et de communication, Le Reid’s New Hotel devient ainsi un haut lieu de l’épicurisme à l’européenne et de la plus parfaite insouciance.
Si le fils de Victoria et sa suite avaient déjà beaucoup apporté à la notoriété de l’hôtel, c’est Elisabeth d’Autriche qui vient y séjourner, comme dit plus haut, essayant de guérir l’immense chagrin dû à la perte de son fils. Tous les matins les vaisseaux britanniques mouillant au port l’honorent d’un salut royal avec levée des couleurs !
Madère, sa position stratégique
Une des particularités de Madère est qu’elle est située sur le trajet des bateaux qui se rendent en Amérique du sud et en Afrique occidentale – on verra Albert Schweitzer en route pour Dakar d’où il ira fonder son hôpital à Lambaréné. Mais l’île constitue surtout une escale technique incontournable des navires des explorateurs européens cherchant à atteindre l’Antarctique. Le début du XXè siècle voit une course effrénée à la découverte du pôle sud, c’est l’âge héroïque de la conquête de ces terres vierges. C’est ainsi que l’on aperçoit l’officier de marine et explorateur Robert Falcon Scott en 1901 sur le Discovery ; mais également l’expédition allemande dirigée par le géographe et scientifique Erich Von Drygalski.
Robert Falcon Scott
En 1902, c’est le capitaine britannique William Colbeck à bord de son navire Le Morning. En 1903, c’est le commandant Jean-Baptiste Charcot à bord du Français, il renouvellera l’expérience en 1908 à bord du célèbre Pourquoi pas ? Il mourra en mer en 1936. En 1910, Scott repart à bord du Terra Nova.
Le Pourquoi pas ? du commandant Charcot
En 1911, c’est le capitaine norvégien Roald Amundsen avec le Fram ; il sera le premier à atteindre le pôle sud, précédant Scott de quatre bonnes semaines En 1914, c’est l’expédition de l’explorateur Franck Worsley à bord de L’Endurance, le navire du commandant Ernest Shackleton. En 1921, Madère voit le passage des navires Dans et Quest conduire la dernière expédition de Shackleton, figure culte de la conquête de l’Antarctique, devenu immense héros dans son pays. Le Reid’s fut ravi d’accueillir les britanniques Scott et Shackleton. (Mars 2022, recherché depuis son naufrage en 1915, l'Endurance a enfin été retrouvé dans les fonds marins - à 3 008 mètres de profondeur et à environ 7 km de l’endroit où il a coulé.au large de l’Antarctique).
Ernest Shackleton
Des changements notables
Pendant la Première Guerre mondiale le Reid’s est fermé ; plus personne ne se risque à faire les longues traversées sur l’Atlantique. D’autant qu’en 1916, au large de Funchal, la flotte allemande attaque des navires de guerre français, anglais et portugais puis arrivant dans le port, la ville de Funchal est bombardée lors d’une bataille mémorable en décembre. Après la guerre, Charles 1er, le dernier empereur Habsbourg qui avait tenté de stopper les affrontements internationaux, s’exile à Madère en 1921 avec sa famille. Il y meurt très vite et y est enterré. Zita, son épouse, viendra régulièrement sur sa tombe, séjournant au Reid’s. La clientèle de l’hôtel change sensiblement. En 1924, on peut y apercevoir le dramaturge George Bernard Shaw, - futur Prix Nobel de Littérature en 1925 - pendant plusieurs semaines ; il écrit, se détend et en profite pour apprendre à danser le tango ! Car il faut savoir qu’une fois par semaine se déroule une soirée très élégante pendant laquelle il est
Georges Bernard Shaw
préférable de savoir danser. D’ailleurs, une salle spéciale est consacrée aux cours de Max Rinder. Autre commodité très moderne, l’hôtel met une chambre noire à la disposition des clients qui pratiquent la photo. Bien sûr, les joueurs ne sont pas oubliés : salon de bridge, cartes et billard.
Bottlebush
Jacaranda bleu
Dans les années vingt et trente, y descendent des hommes d’état anglais de premier plan tels Lloyd George, Chamberlain et bien des membres du Parlement. La salle à manger est ainsi baptisée « Chambre des Lords » ! Hélas, en 1925, les deux frères Reid connaissent des difficultés financières – la guerre de 14-18 n’a pas arrangé leurs affaires - et vendent l’hôtel à une compagnie anglaise qui finalement le revend à la riche famille Blandy, leader dans la production et le négoce du madère depuis 1811. L’un des leurs réussira le miracle de sauver le vignoble du phylloxera en 1952. Les Blandy agrandissent
le Reid's en y adjoignant une aile et en créant un potager dont on retrouve les produits au menu des restaurants. Ils enrichissent le jardin subtropical déjà exubérant d’où émanent des parfums suaves. Là poussent des frangipaniers roses-dorés, des jacarandas bleus, des hibiscus rouges ou roses, des strophantus blancs, des agapanthes bleues-mauves, des bougainvillées rose-tyrien, des oiseaux de paradis oranges et des bignonias qui mêlent leur jaune vif au bariolage mouvant des autres fleurs tout au long de l’année, accompagnés des parfums du chèvrefeuille, du jasmin ou des roses.
Heliconia
Fleurs de frangipanier
L’établissement prend le nom de Reid’s Palace
Dans les années trente, y séjournent Edouard Prince de Galles qui n’était pas seul ! - ainsi que le lieutenant-général Baden-Powell, créateur du scoutisme, le grand écrivain John Galsworthy, l’auteur de La Dynastie des Forsyte et l’écrivain-médecin écossais bien connu A.J. Cronin, auteur des Clés du Royaume.
Mais à nouveau des bruits de bottes se font entendre en Europe. Le dirigeant du Portugal Salazar décide de ne pas rompre la séculaire alliance anglo-portugaise. Le 17 mars 1939, le Portugal signe un traité d'amitié et de non-agression avec Franco. Et le 29 juillet 1940, l'Espagne et le Portugal signent un protocole additionnel au traité de non-agression, connu sous le nom de Pacte ibérique. En septembre 1940, Winston Churchill écrit à Salazar pour le « féliciter de sa capacité à garder le Portugal en dehors de la guerre », affirmant que « comme souvent pendant les nombreux siècles de l'alliance anglo-portugaise, les intérêts britanniques et portugais [étaient] identiques sur cette question vitale ». La stricte neutralité du Portugal sauve Madère. Mais les palaces ferment.
Edouard Prince de Galles
John Galsworthy
Milieu du XXè siècle – Reid’s Palace, l’inspiration et l’insouciance
L’année 1950 est riche en hôtes de marque. Churchill passe douze jours de vacances à Madère, en janvier 1950, Le Reid's Palace l’a invité au cours de l'été 1949 pour marquer sa réouverture après la Deuxième Guerre mondiale. Il arrive à bord du navire Durban Castle, accompagné de Clémentine, de sa fille aînée, de deux secrétaires, de son domestique personnel ainsi que du colonel Deakin qui l'assiste dans l'écriture de ses mémoires. Il est accueilli avec un immense enthousiasme populaire. Il se déplace dans l’île pour peindre, comme dans la baie de Camara de Lobos. Il repart rapidement en raison de l’anticipation des élections générales en Angleterre et quitte l’île en hydravion !
Churchill et Clémentine
Il disait de Madère « c’est mon jardin flottant » et appréciait le palace parce que « warm, bathable, comfortable and flowery »** 1955 voit débarquer John Huston et son équipe qui tournent une partie du film anglo-américain Moby Dick avec Gregory Peck dans le rôle du capitaine Achab,
Gregory Peck
John Huston
évoquant l’époque où les chasseurs de baleines traquaient leurs proies avec leur harpon sur de simples bateaux découverts, Les madériens furent longtemps des chasseurs de baleines et possédaient encore leurs embarcations. En 1959, c’est l’ancien dictateur cubain Batista qui s’installe au Reid’s avec sa famille pour … deux ans ! Et cinq ans plus tard c’est un autre exilé Umberto II, ex roi d’Italie qui y séjourne.
Paul Morand
Encore un exilé, mais volontaire celui-ci, l’écrivain Paul Morand qui, depuis Vevey où il vit, s’échappe souvent entre 1954 et 1965 vers le sud de l’Europe où, ironise-t-il « Je prends des bains de mer et je regarde tomber l’Europe ». En 1963, appréciant Madère « où l’été vient passer l’hiver » il s’installe au Reid’s pour écrire Bains de soleil mais s’agace du tourisme de masse ! En collaboration avec Michel Déon, il fait éditer un ouvrage de photos qu’il légende et que préface l’écrivain Jacques Chardonne ; qui avait fait paraître en 1953 le roman Vivre à Madère. Quant à Déon, il évoque ainsi le Reid’s dans Bagages pour Vancouver : « Cet hôtel où toute l’Angleterre assoiffée de moiteur est passée, imposant ses rites et prégnant les chambres de ses parfums outrageants ».
Michel Déon
Autre écrivain célèbre, John Dos Passos, l’auteur de Manhattan Transfer vient parfois à Madère, l’île de ses ancêtres, et fait un saut au Reid’s. Toujours dans les années soixante, Charlie Chaplin adore y descendre avec Oona, car, il s’y « sent comme un empereur ! ».
Charlie Chaplin et sa femme
Les années soixante et soixante-dix voient d’autres aménagements
avec l’Aile du Jardin, la construction de deux piscines, une succession de terrasses dédiées aux bains de soleil face à l’eau cristalline. Le Reid’s s’affilie à des Groupes de luxe hôtelier, conservant son atmosphère classieuse et feutrée à l’anglaise, préférant le glamour détendu aux paillettes. Le high-tea servi sur la terrasse est parfait et réglé au millimètre : 24 sortes de thé vous sont proposées, des finger-sandwiches, des pâtisseries miniatures et des scones avec confitures maison vous sont apportés.
J’eus personnellement le plaisir de le prendre servi sur une table basse d’un des salons, installée dans un confortable canapé. J’eus l’agréable surprise de voir le serveur déployer ma serviette sur mes genoux ! Hé oui ! le personnel, originaire de l’île et extrêmement attentif, fait en sorte que vous vous sentiez choyé. Ce fut le cas.
Le Reid's vu des Jardins
Le Thé au Reid's
Je pourrais parler encore et encore de cet art du raffinement, cultivé depuis plus d’un siècle par ce palace, mais je préfère laisser la parole au magnifique écrivain hongrois Imre Kertész, survivant des camps d’Auschwitz puis de Buchenwald, Prix Nobel de Littérature 2002, écrivant dans L’ultime auberge***, journal et longue réflexion douloureuse sur la vie :
Imre Kertész
Le Belmond Reid's Palace actuel (ph. visitmadeira.pt)
« Soleil éclatant sur la mer infinie. Un certain luxe, un luxe indécent pourrait-on dire (…) L’esprit du Reid’s Palace, un esprit anglais naturellement. Un hôtel de luxe rêvé au début du XIXè siècle sur une falaise, vue surplombant la mer. Puis le rêve se réalise et en trois ans un palais enchanté surgit du néant. » « Un peu d’épicurisme ne constitue pas un défaut majeur. J’aime la belle vie qu’accompagnent de sombres pensées… »
Delphine d'Alleur-2020
* « Madère, guide d’informations utiles et variées, par William et Alfred Reid, propriétaires d’hôtels et marchands de vins »
** « Chaud, où l’on peut nager, confortable et fleuri ».
*** Publié en français chez Actes Sud – 2015
Références
-
Le Monde – oct. 2006 – voyage – Madère, rocher fleuri de l’Atlantique
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Telegraph.co.uk/travel/destinations/europe
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Critiqueslibres.com – échappées belles
Photos
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Wikimedia Commons
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Madeira-Portugal.com/belmond-reidspalacemadeira
L'ultime Auberge - Ed. Actes Sud