Sissinghurst, l’Esprit du Jardin Anglais
Vue sud-est des jardins depuis le haut de la Tour
«… la combinaison de l’élément de la prévision avec celui de la surprise »
C’est en ces termes que Harold Nicolson leur architecte définit le secret des jardins de Sissinghurst.
Ce beau nom de Sissinghurst est, depuis les années trente, synonyme de raffinement et d’harmonie, alors que l’endroit est resté à l’état quasi sauvage pendant près d’un siècle. « Sissinghurst me sembla (j’avais treize ans) tout à fait impossible. C’était une relique délabrée qui avait été une demeure élisabéthaine (…) Le futur jardin avait tout d’un dépôt d’ordures. Par cette journée humide, je traînais ma mère entre des montagnes de vieilles boîtes de conserve et des amoncellements inexplicables, le tout à l’abandon. Soudain, elle se tourna vers moi, sa décision prise : Je crois que nous serons très heureux ici.- Mais nous n’allons pas vivre ici ? répondis-je atterré. - Si, je crois que nous pourrons en faire quelque chose d’assez ravissant » témoigne Nigel, le fils cadet de Harold et Vita. Découvrant les lieux le lendemain, Harold notera dans son journal : « Je demeure calme et froid, mais cela me plaît ». Sissinghurst venait de rencontrer sa métamorphose.
La Tour et le jardin clos
Situé près de Cranbrook dans le Kent, le domaine fut d’abord constitué d’une bâtisse médiévale qui a disparu et dont seules les douves subsistent. Les bâtiments actuels sont les restes d’un gros manoir construit pour une riche famille au XVè siècle, mais démoli. Ils comprennent une solide tour - qui servit de prison pendant la Guerre de Sept ans - des bâtiments à usage de ferme et d’écuries, et des chaumières. Il connut de multiples avatars jusqu’à ce qu’un couple énergique Vita Sackville-West et Harold Nicolson, à la personnalité complémentaire, inventif et… nanti, l’acquière et le sauve en 1930. Pour mieux les connaître, reportez-vous à l'article Vita Harold.
Le très long bâtiment de ferme en briques roses, au portail sculpté devint leur demeure, dans laquelle ils créèrent salons, bibliothèques, salle à manger et chambres. La tour - du haut de laquelle le regard embrasse la large vallée du Weald avec ses bois, ses champs, ses hameaux et les séchoirs à houblon si caractéristiques - devint le domaine réservé de Vita. « Nous avions l’habitude de nous rendre au pied de la tour opposée et de lui crier que le déjeuner était servi (…), car une règle implicite vous empêchait de jamais monter » à la pièce de travail, très privée, qu’elle avait aménagée au premier étage…
La demeure et les séchoirs à houblon au fond
Le Jardin pourpre
Une oeuvre à quatre mains
« Le jardin est un portrait de leur mariage. Harold le dessina, Vita le planta. » écrit Nigel. « Il représentait une extravagance. Pour tous deux, c’était un accompagnement à leurs livres, comme la main gauche l’est, au piano, de la main droite ». Ils le conçurent graduellement entre les vieux murs, les douves et les bâtiments qui imposèrent la forme de départ. Assez inspiré - bien que Vita s’en soit défendue - des conceptions de la paysagiste Gertrude Jekyll (1843-1932) qui popularisa les cottages-gardens agrémentés de luxuriantes mixed-borders comme seuls les Anglais en ont le secret, mais aussi les successions de jardins clos. On peut contempler sa remarquable réalisation du Bois des Moûtiers en Normandie, datant des années 1926-1927.
Le principe de Harold consista en une série de mini-jardins cloisonnés - appelés chambres -reliés par des axes de promenade, créant, grâce aux haies d’ifs, de rosiers, ou de charmilles, l’impression que Sissinghurst est plus vaste (environ trois hectares) qu’il n’est. En effet, des perspectives soigneusement étudiées s’entrecroisent d’un bout à l’autre et se terminent par une statue, une urne, un banc végétal sculpté dans le buis ou une vue sur le Weald. « Dans l’alternance très étudiée des lignes et des courbes, on reconnaît la main classique de Harold ». Quelques pelouses invitent au repos.
Harold Nicolson
Vita Sackville-West
Bien que dessiné avec rigueur, Sissinghurst n’a rien de rigide. On a « des jardins dans le jardin » un peu comme dans l’Orient ancien dont on retrouve le dessin typique sur les tapis persans, qu’Harold connaissait bien pour avoir passé sa petite enfance en Iran, et que l’on nomme « tapis-jardins ».
Le Jardin d'herbes
Le Jardin Blanc
L'éblouissante Roseraie
Des thèmes et des couleurs
L’endroit a été voulu romantique, faisant vivre ensemble, à travers les saisons, rosiers grimpants, chèvrefeuilles, clématites, glycines et vigne rouge de façon échevelée ou retombant à profusion contre les vieux murs avec des massifs sophistiqués aux plantes rares. Vita a expérimenté avec obstination, demandant conseil à des spécialistes « Autant de jardins thématiques qui, par leurs contrastes et la théâtralité de leur déambulation qui conduit des uns aux autres produisent sur le visiteur un émerveillement permanent ». Le Jardin de roses propose des variétés anciennes et très parfumées : « les roses ne devaient pas électriser mais séduire » précise Nigel.
Le Jardin de cottage traditionnel offre ses mixed-borders (bordures mélangées) aux volumes et aux tons dégradés, avec des camaïeux délicats. Le Verger volontairement rustique se pare de jonquilles en avril, suivies de la floraison des pommiers puis plus tard des roses enlaçant les branches des arbres. Le Jardin d’herbes aromatiques et médicinales est formel comme celui d’un monastère et grâce à son tapis de thym embaume l’air en été. L’Allée des tilleuls dont les branches sont greffées à leurs voisines pour donner une paroi de feuillage continue est bordée au printemps de milliers de tulipes et de jacinthes.
Une large plate-bande nommée Bordure pourpre pleine d’allure présente un mélange subtil de couleurs bleues, de nuances de rose, lilas, parme, violet, mauve et pourpre. Le Jardin Blanc est la plus étonnante et aussi la plus élaborée des chambres. Et sa palette composée de blanc, de gris perle et de vert argenté est très fine : « … j’ai une prédilection pour le blanc. Les ombres d’un vert glacé que la blancheur peut prendre sous certains éclairages, au crépuscule ou au clair de lune (…) font du jardin un rêve, une vision irréelle ». Vita l’imagina avec exigence car toute plante de couleur y était considérée comme une intruse. Les floraisons de pivoines, digitales, glycines, hydrangées ou lys virginaux et quelques roses neige se succèdent tout au long des trois saisons florales, créant ainsi leur harmonie propre autour d’une vestale en pierre blanche.
En 1957, dans une lettre adressée à un lecteur de The Observer qui lui reprochait de n’être qu’une « jardinière dans un fauteuil », Vita répondit combien le jardin de Sissinghurst l’avait dévorée : « Pendant les dernières quarante années de ma vie, je me suis cassé le dos, les ongles et souvent le cœur, dans la poursuite incessante de mon occupation favorite ».
« La permanence et la mutation sont les secrets de ce jardin » conclut Nigel dans son journal. Ce sont les jardiniers du National Trust - organisme charitable anglais fondé en 1895 dans le but de préserver l’immense patrimoine historique, naturel et artistique de Grande-Bretagne - qui veillent à respecter cette permanence et cet esprit si particulier depuis la disparition de leurs concepteurs dans les années soixante.
Delphine d'Alleur- 2018
Références
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Portrait d’un mariage – Nigel Nicolson – Editions Stock – 1992
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The National Trust Guide – Jonathan Cape - Edit. 1985
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Thomas Doustaly pour M le mag – Le Monde.fr
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Journal de mon jardin par Vita Sackville-West - Editions Klincksiek - 2017
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Sissinghurst – Vita Sackville-West and the creation of a garden - Vita Sackville-West and Sarah Raven - 2014
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Photos Wikimedia Commons
Passage d'un jardin à un autre, pratiqué dans un des vieux murs de briques.