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Le Grain de Sable de William Blake

Méditez-Déambulations européennes

Oberon, Titania, Puck et la danse des fées- Aquarelle de William Blake pour Le Songe d'une Nuit d'Eté

de William Shakespeare  -  1786 - The Tate Gallery 

William Blake ne parlait pas en vain. Ses propres "chemins tortueux" reflétaient totalement son génie inclassable. C'est pourquoi, avant d'évoquer son célèbre "grain de sable", je vous donne quelques éléments sur cet homme hors du commun, déroutant et connu surtout des Anglo-Saxons et de quelques érudits et curieux de par le monde.

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Portrait de William Blake par

Thomas Phillips - 1807 

William Blake (1757-1827) fut longtemps considéré comme un poète pré-romantique Il publia certaines de ses poésies les plus populaires une décennie avant que les poètes Wordsworth et Coleridge ne deviennent les pionniers du mouvement romantique anglais, grâce à leur recueil Lyrical Ballads (Ballades Lyriques) constitué de certains de leurs poèmes et publié pour la première fois en 1798.

Or Blake était tout autre. Son travail se démarqua du leur car n’appartenant à aucun groupe, aucune école de pensée, de sensibilité ou de pratique littéraire et artistique. Il se montra toute sa vie furieusement indépendant - refusant le néo classicisme et l'académisme ambiants - en composant une oeuvre protéiforme et visionnaire, à la densité thématique et stylistique prodigieuse, loin de tout conformisme. Sa production poétique, philosophique et artistique est étourdissante.

En évoquant la personnalité de Blake, on pense à ces mots magnifiques d’Arthur Rimbaud “ Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences."* Le mot de voyant lui convient parfaitement. Blake était un homme habité,  longtemps cru fou par ses contemporains.

D'autant plus que c’est avec une grande aisance qu’ il maria les arts graphiques à la poésie. L’art et la poésie sont d’ailleurs souvent liés chez une même personne, sans doute parce que ces deux arts sont comparables, en ceci qu’ ils cherchent tous deux, par leurs moyens propres, à traduire une impression du réel ou à voir autrement ce qui est visible. Les exemples en Europe sont nombreux, comme en Grande-Bretagne William Morris, designer, écrivain, poète et peintre ou John Ruskin écrivain et peintre, célèbre comme critique d'art ; en Italie bien sûr, Léonard de Vinci, Raphaël qui fut aussi architecte et poète ou Michel Ange dont on connaît tous les dons ; en Espagne Federico García Lorca ; en Allemagne Wilhelm Busch ; en Belgique Christian Dotremont ; en France Victor Hugo, Henri Michaux (belgo-français), Max Jacob, Jacques Prévert, Jean Cocteau.

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Illustration pour La Divine Comédie -

ici L'Enfer - de Dante - à partir de 1824

Les thèmes de prédilection de Blake en poésie furent l'épopée cosmique, le sacré, la création du monde et de l'homme, les débuts de l'histoire humaine, des divagations mythologiques, utopiques et la naissance des religions.  Certains versets de son poème épique Milton - écrit et illustré en hommage au poète John Milton - fournirent les paroles de l'hymne patriotique anglais très chauvin Jérusalem (d'où est tirée l'expression Les Chariots de Feu, qui fut le titre d'un film britannique magnifique en 1981). Le texte fut  mis en musique en 1916 par Hubert Parry. Vous pouvez l'entendre ici, entonné lors d'occasions solennelles en Grande-Bretagne. 

Mais aussi, la vertu, la pauvreté, le sort des faibles et des opprimés et tous ceux qui subissaient les changements sociaux brutaux au tournant du XIXè siècle. Et bien sûr l’enfance, l’entraide, l’espoir, l’amour et l’appel à la miséricorde de Dieu sur les plus humbles. Je reparlerai de ces humbles.

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Illustration pour L'Ancien Testament - ici L'échelle de Jacob - 1805

En peinture et illustration , ses thèmes furent des figures allégoriques, mythologiques aux allures apocalyptiques, inspirées de sources universelles comme la Bible et littéraires comme le théâtre de Shakespeare, Le  Paradis Perdu de John Milton, La Divine Comédie de Dante et ses écrits comme sa propre mythologie avec le poème L'Ancien des Jours à l'immense richesse symbolique où Urizen incarne l'ordre rationnel et matérialiste sur le Monde.

Dans ce domaine, il admirait des anticonformistes attirés par le fantastique, comme James Barry, Johann Heinrich Füssli et John Flaxman,  se situant ainsi à la croisée de plusieurs courants artistiques de la fin du  XVIIIe siècle et du début du XIXè, qui furent novateurs et très productifs en Europe. Son sens de la composition, des couleurs, du mouvement et la restitution du climat, de l'espace ou des perspectives  dans ses illustrations est encore considéré comme  unique.   

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Illustration pour Le Paradis Perdu - ici La tentation d'Eve - de John Milton - 1809

Ses premières œuvres furent les illustrations de ses propres poèmes, inaugurant un procédé inhabituel de gravure colorée à la main : Chants de l’Innocence (Songs of Innocence) - dont on apprend certains au collège - et Chants de l’Expérience (Songs of Experience). La succession de ces poèmes brefs est singulière. La première série parut en 1789 et fut suivie à 4 ans d’intervalle de la seconde. L’auteur en fit un seul ouvrage dont les deux parties formaient contraste tout en se correspondant et illustraient selon lui  les “deux états contraires de l’âme humaine”. Songs of Experience évoquant la révolte, la résignation, la rupture entre la tradition sociale, morale et religieuse et la mort face à Songs of Innocence abordant l’enfant et ses émois devant la vie, les plaisirs et les jeux amoureux, la douceur, la compassion, la joie  et  l’amour sensuel et chrétien. Blake était un humaniste.

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Illustration pour Le Livre d'Urizen

(L'Ancien des Jours) - 1794

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Frontispices des recueils Songs of Innocence et Songs of Experience

Son processus d'élaboration combine mysticisme, féerie, spiritualité, onirisme et ésotérisme. N’écrit-il pas à un ami en mai 1800 : "Il y a treize ans j'ai perdu un frère avec lequel en esprit je m'entretiens quotidiennement de longues heures et que je peux voir en imagination. J'entends ses conseils et j'écris sous sa dictée". Bien des fois, il se confia sur ses apparitions, ses visions et ses communications avec les archanges ou avec ses proches défunts.  Dans son poème  Jeudi Saint, on lit : "Ah ! vénérez la pitié, de peur de chasser un ange de votre porte" ?

Dans Songs of Innocence, le poème Auguries of Innocence sert de toile de fond à l’épigraphe** la plus célèbre du poète. Elle constitue une sorte de manifeste de sa manière particulière de voir l'union de l'univers et de la condition humaine. Je me suis interrogée sur cette épigraphe, extrêmement poétique, mais, si elle est limpide dans son énoncé anglais, elle donne souvent lieu à des traductions -  des interprétations  -  confuses. Voici le texte originel

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"To see a World in a Grain of Sand

And a Heaven in a Wild Flower

Hold Infinity in the Palm of your Hand

And Eternity in an Hour"

Pour voir un Monde dans un Grain de Sable

Et le Ciel dans une Fleur Sauvage

Tenez l'Infini dans la Paume de votre Main
Et l'Eternité dans une Heure.

Dans la traduction française, bien souventun monde devient le monde, ce qui n'est absolument pas la même chose, car il ne s'agit pas du tout de notre monde ! L'imaginaire et l'inspiration - dans le sens de souffle, de puissance  de l'élan créateur - de Blake ne se réduisaient pas à notre planète. To see est traduit par voir alors qu'il s'agit de Pour voir. Et Hold par tenir, alors qu'il est dit Tenez puisqu'il renvoie logiquement à Votre Main. Heaven est traduit par Paradis, or en langage courant le Paradis est considéré par tous comme un lieu, certes idéal, mais que chacun d’entre nous décrit selon son imagination, sa culture et son humeur. Combien de fois ce mot est galvaudé quand on lit que les lagons bleus du Pacifique sont le Paradis ! Enfin, le Ciel, dans le sens sacré de cieux, ne peut être imaginé. C'est un idéal pour tous les croyants.

C'est donc une phrase par subordination, et non par juxtaposition, beaucoup plus subtile et audacieuse qu'il n'y paraît, qui nous indique comment lire la séquence d'images juxtaposées mais très contrastées qui suit, pour nous inciter à regarder et à voir - et se voir - donc à comprendre, respecter et  honorer.  En voici les 8 premiers distiques - sur les 66 - traduits par le romancier et philosophe Pierre Boutang***. 

Un rouge-gorge mis en cage
Voilà tout le ciel en rage.
Un colombier plein de colombes et de ramiers
Fait frissonner l’Enfer en tous ses ateliers

Un chien qui meurt devant la maison du maître
Prédit que l’Etat bientôt va disparaître.
Un cheval frappé sur le chemin
Réclame du sang humain.

A chaque cri plaintif du lièvre que l’on chasse
C’est un fil de la cervelle qui casse
Une alouette à l’aile blessée
Un chérubin cesse de chanter.
Le coq dressé au combat
Fait du soleil levant l’effroi.
Tout hurlement de loup, de lion sur terre
Réveille une âme et la tire de l’enfer (...)

Ce poème est une série de paradoxes qui opposent, à l’innocence et à la pureté,  la corruption, le mal, la souffrance et l'injustice. Il nous demande d'analyser les connexions latentes, mais discordantes, entre les choses, les événements et les êtres vivants. C'est induit dans l'épigraphe. Pour Blake, c’est une position morale qui exige de respecter - et se respecter - l’infiniment petit comme part essentielle d'un tout incommensurable, en fait, de la cohésion de la chaîne humaine et animale  dans  la dimension espace-temps. Enoncée de façon très poétique, "juste" aurait dit René Char. cf Variations poétiques sur la Mort de l'Ami.

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Pour illustrer ce concept universel, très ancien, je veux citer deux brillants contemporains, Matthieu Ricard, scientifique, essayiste, devenu moine bouddhiste, et l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan qui ont coécrit le livre-dialogue L’Infini dans la paume de la main.****

M. Ricard : "Un événement ne peut survenir qu’en relation et en dépendance avec d’autres événements. Dans chaque élément de la réalité, tous les autres sont présents. Il ne peut exister où que ce soit dans l’univers, une seule entité dissociée de l’ensemble. "

T. Xuan Thuan : Il existe dans le monde macroscopique une interaction d’une tout autre nature que celle décrite par la physique que nous connaissons, une interaction qui ne fait intervenir ni force ni échange d’énergie mais qui relie l’univers tout entier. Chaque partie porte en elle la totalité et de chaque partie dépend tout le reste” .  

M. Ricard : "Pour le bouddhisme c’est une bonne définition de l’interdépendance qui n’est ni le fait de la proximité dans l’espace ou le temps ni celui de la vitesse de communication ou de la force physique dont l’influence diminue avec la distance. Les phénomènes sont interdépendants parce qu’ils coexistent au sein d’une réalité globale, laquelle fonctionne sur le mode de la causalité réciproque. (...) Prendre conscience de l’interdépendance engendre un processus de transformation intérieure qui se poursuit tout au long du chemin de l’éveil spirituel. Le simple acte de respirer nous relie à tous les êtres qui ont vécu sur le globe." D'abord j’ajouterai “et qui vivent." Ensuite, qu'en principe, toute religion a pour but, étymologiquement, de relier, voire unir, les hommes. Le problème est que les religions ne s'unissent pas, comme si elles étaient des clubs privés.

Je ne veux et ne saurais - en citant ce court extrait, me mêler de “science quantique,  photons lumineux, et concept de no-separability énoncés par deux scientifiques exceptionnels, mais simplement re-souligner que les interactions de milliards d’hommes - qu’ils soient beaux, riches et célèbres ou considérés comme secondaires, voire invisibles - sont inhérentes à leur coexistence. Car nous appartenons à un tout dont nous sommes solidaires, auquel nous ne pouvons rien changer.

Ce qui m’amène à revenir aux humbles dont je parle plus haut. Ceux évoqués par l’écrivaine américaine Marina van Zuylen***** dans son dernier essai Eloge des vertus minuscules.

“Me libérant des catégories strictes de classement, j’ai appris moi aussi à apprécier les vertus hors norme, à me défaire de mes propres impératifs cartésiens.” dit-elle lors d’ un entretien accordé à un hebdomadaire français. Ces vertus minuscules - qualités souvent cachées mais intrinsèquement humaines - qui nous obligent à poser un regard bienveillant sur nos qualités cachées et nos défauts, propres à qui n’est pas un héros. D’ailleurs combien de héros rencontrons-nous dans notre vie ? Un milliardaire, un puissant chef de gouvernement ou un acteur multi-oscarisé sont-ils des héros ?

Ainsi engage-t-elle le lecteur à renverser ce qui régit le quotidien comme  le culte de l’excellence et à cultiver plutôt les actions quotidiennes, apparemment banales, mais qui sont le sel de la vie personnelle, professionnelle et sociale. A “échapper au démon de la comparaison, aux pressions imposées par nos proches, par notre surmoi “.  A regarder au-delà de l’homogénéité de jugement, si  étouffante, que l'on nomme  la

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tyrannie du mérite.  A considérer le succès autrement, à se défaire de la  phobie du pas-assez-bien et à cultiver des qualités comme la dignité, la modestie et la discrétion jointes à la persévérance, cette belle et grande vertu. Et se faire une idée claire de qui mérite les bravos et les médailles.  

“On t'dira d’être premier, jamais d’être heureux” chante le rappeur Orelsan dans  Notes pour trop tard

Aussi cite-t-elle le merveilleux romancier, essayiste et poète martiniquais Edouard Glissant, orfèvre de la langue française, qui parlait du “droit à l’opacité”, c’est-à-dire de la “valorisation de ce qui en chacun de nous demeure intraduisible, invisible et inconnaissable.J’ajouterai : ce qui fait que l’on se tourne vers une activité, un métier ou une vocation, si humbles semblent-ils, plutôt qu’un autre, sans pouvoir en exprimer la raison profonde, mais qui permet à l’éternelle et universelle chaîne de relier les êtres et de survivre. Car les humbles sont peut-être les premiers à savoir qu’ “il existe un monde en dehors de ces hiérarchies”. Serait-ce une part du fameux World/Monde du rebelle, car très lucide, William Blake ?

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Edouard Glissant - 1928-2011

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Jean-Jacques Sempé - 1932-2022

A l’été 2022 est mort le populaire dessinateur humoristique, écrivain, peintre et auteur de bandes dessinées, Sempé. Il aimait à dire :  "L’élégance est la chose qui m’importe le plus” . Son trait révélait  cette élégance.

Tout le monde connaissait son talent mais moins “ sa dignité et sa discrétion” que j’évoque plus haut. Un émouvant et vibrant hommage lui a été rendu par le journaliste Arnaud Gonzague.****** En voici un extrait :  "Le monde est moins léger, Sempé s’en est allé . Peut-être parce qu’il n’avait pas le goût de s’attarder sur ce qui se voit le plus : les ramenards, les forts en gueule, les anticonformistes assourdissants, les têtes qui dépassent. Non, ses héros à lui étaient des quidams, de ces honnêtes contribuables que l’on remarque à peine - le troisième violon de l’orchestre, le gamin dans un recoin de la récré, la voisine chenue du

cinquième avec son chat… Et c’était là que, précisément, se penchant sur cette multitude de petites gens dont on ignorait les patronymes, il célébrait la vie dans l’extraordinaire de son ordinaire, sans la moindre pointe de cynisme, ni - surtout - de mignonnerie. De la mélancolie ? Oui, il y en avait. Mais de celle qui ressemble à un solo léger de clarinette. On appelle cela l’humanisme”.  

Delphine d'Alleur - 2023

Notes

* Lettre du voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871

**  Sentence placée en tête d'un ouvrage ou d'un chapitre pour en résumer l'esprit

*** Pierre Boutang, romancier, poète, philosophe et traducteur  (1916-1998) 

**** Editions Fayard - 2000

*****  Professeur de littérature comparée à Bard College (Etat de New York) et essayiste.  Entretien accordé à

Madame Figaro en juillet 2023

****** L’Obs du 12 août 2022

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