Les Mille Talents d’Edouard Bénédictus
Motifs décoratifs extraits du Recueil Variations
(photo Ville de Paris/Bibliothèque Forney)
Cet homme au nom étrange et totalement oublié de nos jours était bourré de talents Son esprit était ouvert aux sciences et à tous les arts, témoin actif de cette période qui vit l’essor fantastique de l’industrie, de l’invention et de la création dans tous les domaines. Né à Paris en juin 1878, Edouard Bénédictus se surpassa dans deux disciplines très différentes : la chimie et les arts décoratifs, Cela vaut largement la peine de rencontrer cet homme à l’intelligence protéiforme, construisant sans relâche des ponts entre ses domaines de prédilection, et fou … de travail. " Il s’est toujours trouvé mêlé aux grandes batailles de ce temps " dira de lui Paul Léon, le directeur des Beaux-arts au ministère de l’Instruction publique. C’était un génial homme-orchestre.
Ses parents étaient d’origine néerlandaise, très probablement descendants du philosophe Baruch Spinoza. On sait en effet que c’est par le patronyme de Benedictus (Baruch, en latin Benedictus, équivalent de Benoît) que Spinoza , lui aussi habile de ses mains puisqu’il fut tailleur et polisseur de lentilles astronomiques pour gagner sa vie, assura la dénomination de sa descendance. Bénédictus suivit les cours des Arts Décoratifs et porta un intérêt particulier au cuir repoussé et incrusté ainsi qu’à la céramique. Dès 1899 son nom apparut dans la revue Art et Décoration qui reproduisait un coffret en cuir travaillé exposé au Salon des Beaux Arts. Puis, il eut, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, l’honneur de montrer certains de ses travaux. Et en 1902, il fut fait membre de la Société des Artistes-Décorateurs créée l’année précédente pour la défense et la promotion des arts appliqués,
Edouard Bénédictus
Or, coup de théâtre, la même année, il se tourne vers la chimie et se rend à Darmstadt dans la Hesse, en Allemagne, pour suivre un enseignement dans une école technique supérieure. Darmstadt avait une excellente réputation - qu’elle n’a jamais perdue - en matière d’enseignement et de recherche scientifiques, tout en étant très dynamique dans le domaine artistique. Ce retournement est dû à l’influence de l’écrivaine Judith Gautier (1845-1917) - fille de Théophile Gautier, à la forte et séduisante personnalité et compagne de son oncle le compositeur Louis Bénédictus, ancien élève de Liszt et grand ami du compositeur Erik Satie. Elle le persuada de s’orienter vers une carrière scientifique. De retour à Paris, Bénédictus installe chez lui un petit laboratoire où il mène de front ses travaux scientifiques et ses recherches artistiques. En novembre 1903, coup heureux du sort : en rangeant son laboratoire il fait tomber du haut d’une étagère (3m50 !) « un flacon contenant une solution celluloïdique (…) Je le relevais intact en apparence mais étoilé intérieurement comme du cristal de Bohème. La rétention des éclats était telle qu’au moment du choc pas un éclat de verre petit, moyen ou grand ne s’était détaché du flacon » raconta-t-il bien plus tard en 1930 dans une note manuscrite. Il venait de découvrir le verre feuilleté. Quelques jours plus tard il avait reconstitué le matériau « composé de trois parties principales : deux feuilles de verre mince unies par pression et collage à une âme mince de celluloïd (en fait nitrocellulose dont le solvant s’était évaporé) ou matières composées. »
Judith Gautier par Nadar
Erik Satie par Suzanne Valadon
Impact en étoile du verre Triplex
Le Verre Triplex était né, une réelle révolution pour l’industrie du verre de sécurité. Ce type d’invention due au pur hasard, conjuguée avec l'aptitude du chercheur à exploiter ce hasard, est nommé scientifiquement " sérendipité " (c'est-à-dire fortuité) issue de l’anglais " serendipity " inventé par Horace Walpole. De nombreuses avancées scientifiques sont très souvent dues à ce phénomène. L’inconscient du chercheur y est pour beaucoup.
Ce n’est que plus tard en lisant un quotidien qui relatait la mort effroyable d’une cliente d’un taxi dans un accident d’automobile, " les glaces ayant joué vis-à-vis d’elle le rôle de couteau tranchant " écrit-il, que notre inventeur eut l’idée d’appliquer le verre feuilleté à la fabrication des vitres intérieures de taxi et des pare-brise.
Il en déposa le brevet en 1909 et fonda en 1911 la Société du Verre Triplex dont l’objet était l’étude, l’exploitation et la vente des brevets d’invention – il y en eut quatre autres jusqu’en 1913.
Annonce publicitaire anglaise de 1919
Affiche de la campagne publicitaire de Triplex
Triplex fabriquait artisanalement environ 30 m2 de plaques de verre par jour en 1930 – ce qui était peu - mais vivait surtout de la vente de ses licences à l’étranger, notamment en Grande-Bretagne qui démarra une production dès 1913 et en profita pour appliquer l’invention aux lunettes – les goggles – des conducteurs et des pilotes ; et aux Etats-Unis qui, par le biais des compagnies Ford pour les voitures et Dupont de Nemours pour la chimie, exploitèrent l’invention intensivement, jusqu’à produire, en 1928, 4 millions de m2. En France, la Compagnie Saint-Gobain tenta d'imposer son propre verre trempé Sécurit pour la construction automobile et fut plus lente à réagir au nouveau procédé, mais poussée par les grands groupes français, finit par entrer …en 1927 au capital de Triplex qui n’avait pas les moyens de se développer.
La Pyramide du Louvre de Ieoh Ming Pei
Celle-ci prit alors son véritable essor grâce à une nouvelle usine - utilisant un procédé amélioré - destinée à approvisionner les constructeurs. La Société chimique des Usines du Rhône (plus tard Rhône-Poulenc) productrice d’acétate de cellulose entre alors au capital. L’invention géniale de Bénédictus fut exploitée de façon industrielle et universelle et rapidement appliquée à l’aéronautique et l’industrie du bâtiment. De nos jours la pyramide du Louvre, dont les verres ont été fabriqués par Saint-Gobain Vitrage, représente un spectaculaire exemple d’application du verre feuilleté.
Maurice Ravel
Léon-Paul Fargue
Igor Stravinsky
Parallèlement, bouillonnant d’idées, Bénédictus, poursuit ses travaux artistiques et expose objets et peintures en 1907 au Salon d’Automne et, très sollicité, donne des conférences techniques à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs. Il participe également à la vie musicale parisienne en se rendant aux réunions du fameux Cercle des Apaches qui regroupait au début du XXè siècle
et jusqu’à 1914, des musiciens, comme Maurice Ravel, Manuel de Falla, Roland-Manuel, Albert Roussel, Igor Stravinsky ou Déodat de Séverac et aussi des non-musiciens : peintres, décorateurs comme Georges Mouveau, décorateur en chef de l’Opéra de Paris, ingénieurs, écrivains comme Léon Paul-Fargue et Tristan Klingsor. Il y eut même un abbé et un aviateur ! Ce n’était pas une simple « association » disparate mais un lieu de rencontre d’individus aux affinités communes, désireux d’échanger dans ce contexte historique et socioculturel d’avant la Première guerre mondiale, ce contexte qui conditionna tout à la fois leur originalité, leur génie et leurs particularités. Une ruche de création trépidante, se retrouvant dans l'hôtel particulier du compositeur Maurice Delage.
Ne délaissant pas la chimie et les nouvelles technologies, il travaille en 1914 à l’Office des Inventions rattaché au Ministère de la Guerre sur des gaz visant à annihiler la nocivité du gaz de combat allemand : le gaz moutarde. Il met aussi au point un projecteur à faisceau réglable destiné à l’aviation militaire, rien que ça ! Puis il est envoyé à Londres, à l’abri, pour y poursuivre ses recherches. Rentré à Paris en 1917 il rédige des articles scientifiques pour des revues tout en s’investissant de plus en plus dans les arts appliqués, notamment les techniques de tissage avant de devenir intervenant chez des fabricants de tissus d’ameublement renommés. Pour eux il dessine des motifs très audacieux, tout en mettant au point de nouveaux procédés de fabrication, notamment celui de la fibranne (fibres courtes de cellulose) et de la rayonne, proche de la soie.
De 1918 à 1920, Édouard Bénédictus travaille pour des représentations de pièces de théâtre en tant que créateur de costumes et de décors. Il apporte également des améliorations aux métiers de tissage des Ateliers d’Aubusson ; il crée et fait tisser un immense tapis pour le salon de réception, un autre pour la salle à manger et des tentures damassées pour le salon de musique du pavillon français « Une Ambassade française » dont il fut aussi l’un des concepteurs avec les plus importants architectes et décorateurs du moment à l’Exposition internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de 1925.
Cette exposition eut une très forte influence en Europe, aux Etats-Unis, au Canada et même au Japon, l’Art Déco venait de succéder à l’Art Nouveau. Les années suivantes, Bénédictus fonde une agence de décoration intérieure tout en tenant une rubrique d’art dans la revue La Volonté.
Affiche de l'Exposition 1925
Salon du Pavillon de l'Ambassade
L'Illustration - n° spécial 1925
Il s’investit également dans une série de cours à l’Ecole américaine des Beaux Arts de Fontainebleau. Il co-fonde une autre revue : Parures dont il est le directeur artistique. Dans la foulée, pour illustrer son esthétique personnelle, mettant en valeur le style Art Déco, il fait paraître des recueils de ses planches de motifs à la gouache « Variations » et « Nouvelles Variations » puis ce qui fut son dernier chef-d’œuvre le portfolio « Relais », tous actuellement très recherchés par les collectionneurs. Tout cela, sans jamais perdre de vue son bel enfant nommé Triplex ! Il était si époustouflant qu’on disait qu’il s’échappait de lui « comme une sorte d’émanation du mystère sacré de l’intelligence ».
Il décède, encore jeune, en janvier 1930, onze jours après son remariage avec la musicienne et cantatrice Violette Gounin. Car j’ai oublié de vous préciser que, bien qu’accaparé par ses activités et l’émergence de ses milliers d’idées, il prit le temps d’avoir une vie sentimentale et de se marier une première fois en 1903 avec une jeune musicienne, nièce d’un célèbre neurologue, fondateur de l’Institut d’Hydrothérapie d’Auteuil qui exploitait la source d'Auteuil. L’année même de sa mort La Société des Artistes-Décorateurs lui consacra une exposition rétrospective à son Salon Annuel, au Grand Palais, à Paris, amplement méritée. Ce fut un bienfaiteur de l’humanité. Aucune voie de Paris ne porte son nom.
Logo SAD 1930
Société des artistes décorateurs
Delphine d’Alleur - 2019
Références
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Le Cercle des - Apaches, le langage des arts - Philippe Rodriguez – 2014 - inédit
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www.societechimiquedefrance.fr/IMG/pdf – article de Jean-Marie Michel – Le verre renforcé Triplex dans Contribution à l’histoire des polymères en France
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www.lesechos.fr/2014/07/le-verre-feuillete-tombe-de-lechelle
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www.madparis.fr/francais/musees/musee-des-arts-decoratifs/dossiers-thematiques
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Photos Wikimedia Commons
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Pour les gouaches, photos Ville de Paris/Bibliothèque Forney