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Ce que La Musique Doit à Lucerne

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Magnifique vue aérienne du Lac des Quatre Cantons et de la ville de Lucerne depuis le Mont Pilatus -2118 m - ph. Luzern.com

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Le Lucerne Festival Orchestra dirigé par le chef italien Ricardo Chailly - ph.myswitzerland.com

“À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir. Ce qui est certain c'est qu'elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n'y saurait  pénétrer.” 

                      Emil Cioran - 1973 

Discrète métropole au coeur de la Suisse, Lucerne est immense au regard de ce qu'elle offre. A commencer par un environnement époustouflant de puissance et de beauté, un des paysages les plus impressionnants d'Europe. Elle se niche dans un univers de montagnes et de lacs que l’on peut admirer du haut des Monts Rigi, Pilatus et Stanserhorn, buts de randonnées très sportives. Le Rigi est depuis longtemps un lieu de célébrations  nationales et locales. Par exemple, un rassemblement alpestre très festif y est organisé chaque 1er août, jour de la fête nationale, avec cors des Alpes, messe, accordéons, lancers de drapeaux, chants , saucisses et bière à gogo, lampions et feux de joie.

Je me souviens de m’y être trouvée en 1987, année où la région célébrait les 200 Ans de Tourisme en Suisse. Sur cet endroit magique, lieu de naissance du tourisme alpin moderne, d'où l’on découvre un panorama à 360° offrant pas moins de 620 sommets dont cinq 4000 mètres -  et 13 lacs dont bien sûr celui des Quatre-Cantons, était déployée une fête à tout casser. Elle attira des centaines de sportifs et de curieux venus à pied ou en train à crémaillère dans le but de s’amuser et de s’empiffrer. J’ai rarement vécu une ambiance aussi chaleureuse et bon enfant, sous un ciel transparent, à 1798 m d’altitude.

Ce n'est pas un hasard si certaines célébrités en visite dans la région au XIXè siècle, se sont rendues au sommet du Rigi, comme l’écrivain Mark Twain, la reine Victoria en chaise à porteur, Victor Hugo, Alphonse Daudet, le peintre Turner, Richard Wagner et bien d’autres, Goethe les ayant devancés en 1775. Le Rigi acquit ainsi sa popularité.

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Position dominante du Mont Rigi au-dessus du Lac des 4 Cantons

Située au bord du Lac des Quatre-Cantons - du nom des trois cantons fondateurs de la Suisse : Uri,  Schwytz, Unterwald et celui de Lucerne qui les rejoignit après s’être battu à leurs côtés contre les Habsbourg - la ville a le charme prenant du pittoresque médiéval. Elle offre ses rues et ses places pavées, ses façades peintes de fresques colorées, sa muraille d’enceinte, son église baroque, sa Tour de l’Eau et le plus vieux pont de bois couvert d’Europe, le fameux Pont de la Chapelle ou Kapellbrücke. Bâti sur la Reuss en 1333, il subit le supplice des flammes dans la nuit du 17 au 18 août 1993. Etant à Lucerne ce  jour-là pour le Festival de Musique, c’est en apercevant la une du Luzerner Zeitung à la réception de mon hôtel que je découvris que le chef-d’oeuvre que j’avais admiré la veille n’était pratiquement plus que poutres calcinées et la moitié des tableaux de bois peints du XVIIè siècle réduits en cendres. Je revins sur les lieux dans la matinée pour constater l’horreur comme des centaines d' habitants atterrés. Lucerne venait de vivre ce que Paris vivra en 2019 avec l’incendie de Notre-Dame.

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Le Pont de la Chapelle et la Tour de l'Eau  avant le drame

Lancement du Festival de Musique Lucerne, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, mit un point d’honneur à reconstruire son emblème sans faiblir pour retrouver son cadre d’exception et accueillir noblement le Luzern Sommer Festival suivant. Car en été, pendant 4 semaines, se rejoignent les plus grands artistes et les plus prestigieux orchestres pour offrir aux mélomanes des moments de pure émotion. Je veux évoquer ici la genèse de ce merveilleux festival et son parcours sur ses 2 premières décennies, montrer ainsi que la Musique doit beaucoup à Lucerne.

Depuis des siècles, la Musique était "installée" à Lucerne.

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Le brasier dans la nuit du 17 au 18 août 1993

Dans les années 1850, alors qu'il était en exil à Zurich, Richard Wagner envisageait déjà un festival sur les rives du Lac des Quatre-Cantons, idée qu’eurent  également Richard Strauss et le metteur en scène Max Reinhardt avant qu’ils ne fondent le Festival de Salzbourg en 1920. Si des orchestres invités se produisaient régulièrement à Lucerne  sous la direction de chefs tels que l’italien Arturo Toscanini et l’allemand Wilhelm Furtwängler, le projet s’élabora au début des années trente grâce à la détermination du bourgmestre et celle du chef suisse Ernest Ansermet, fondateur en 1918, de l’Orchestre de la Suisse Romande.

Les trois initiateurs du Festival

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Arturo Toscanini

1867-1957

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Wilhelm Furtwängler

1886-1954

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Ernest Ansermet

1883-1969

Les orchestres étaient généralement inoccupés en été, ce qui avait pour conséquence de mettre les musiciens en difficulté. Ansermet eut l'idée de les engager dans une ville touristique comme Lucerne. Il étoffa  le  Lucerne Kursaal Orchestra existant avec des musiciens de son orchestre et organisa un pré-festival en 1937. Date clé, le 25 août 1938, Toscanini dirige un concert de gala à Tribschen avec deux symphonies de Mozart et de Beethoven, et le poème  musical Siegfried  Idyll,   devant  1200  personnes rassemblées sur la pelouse.

Cette peformance suscita un tel engouement dans le pays et hors des frontières qu’elle est considérée comme le début officiel des Internationale Musikfestwochen Luzern,  actuel Festival de Lucerne. “ Et l’on ne peut qu’admirer, une fois de plus, la générosité et la grandeur de l’illustre chef italien, apportant ainsi au génie wagnérien l’hommage de son incomparable talent” commenta la revue suisse Le Radio,

Pourquoi Tribschen ? - Parce que ce lieu magnifique est un sanctuaire dédié à Richard Wagner. A  la suite de son départ de Munich, à la demande de Louis II, Richard Wagner se réfugie en Suisse. Le compositeur s’installe avec sa famille près de Lucerne et loue ce manoir à un certain colonel  am Rhyn-Schumacher, qui devient ainsi lieu d’inspiration. De 1866 à 1872, il  y compose Die Meistersinger von Nürnberg (Les Maîtres Chanteurs de Nüremberg, septième de ses dix opéras) ;  le troisième acte de Siegfried (troisième des quatre drames lyriques qui constituent Der Ring des Nibelungen,  ainsi que la pièce Siegfried Idyll pour orchestre de chambre, dédié à sa femme Cosima, célébrant la naissance de leur fils unique Siegfried.

Notons que, parmi les nombreux amis et curieux qui rendent visite à Wagner, on voit passer le jeune Nietzsche en mai 1869, qui écrira avec emphase : “Il y a en lui une idéalité si inconditionnelle, une humanité si profonde et touchante, un sérieux de vie si sublime que lorsque je suis près de lui, j'ai l'impression d'être près du divin.” 

D’autres admirateurs se présentent comme Judith Gautier - fille de Théophile Gautier, poète, fan de Wagner* - Villiers de L’Isle-Adam, Franz Liszt et même Louis II incognito ! Bien plus tard, en 1931, la ville de Lucerne acquiert le manoir pour y créer un musée consacré au compositeur.

Cette première année, d’autres concerts symphoniques ou de chambre se déroulent, dans une ambiance particulière.

Car, Lucerne fait face à la situation politique inquiétante enAllemagne et certains chefs ne souhaitent plus ou ne peuvent plus s’y produire en raison de leurs opinions politiques ou de leur origine. Comme Fritz Busch (1890-1951), homme intègre, méprisant le gouvernement nazi arrivé au pouvoir en 1933, et qui avait été  renvoyé de son  poste à Dresde, le forçant à l’exil.  

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Le manoir de Tribschen où vécut Richard Wagner de 1866 à 1872

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Richard Wagner et son fils Siegfried 

à Naples en 1880

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Le chef Bruno Walter dirigeant une répétition en 1959

Comme  Bruno Walter (1876-1962) que vous pouvez écouter ici diriger l’adagietto de la Symphonie n°5 de Gustav Mahler par le Vienna Philharmonic  en 1938 - et que la montée du national-socialisme oblige à quitter l'Allemagne pour l'Autriche en 1933. Il va diriger alors  l'Opéra de Vienne jusqu’à l'Anschluss en 1938 qui le contraint à fuir de nouveau. Il se réfugie d’abord en France puis se fixe aux États-Unis en 1939. Il ne reviendra que dix ans après.

Comme Toscanini qui possède des convictions politiques et humanistes profondes et refuse de demeurer en Italie sous le régime de Mussolini et de diriger en Allemagne sous Hitler.  

Quoi qu'il en soit, le succès de ce coup d'envoi confère un bel élan à l'avenir du festival, dans un environnement incertain.

1939 - Année mémorable - Le programme se révèle splendide par les oeuvres et les exécutants. De juillet à septembre, Toscanini qui réside à Kastanienbaum, tout près de Lucerne, dirige six concerts et remplace Bruno Walter qui a annulé sa prestation précipitamment. “Arturo Toscanini va mener son orchestre - formé des meilleurs instrumentistes de toute la Suisse (...) sur le chemin de la perfection, grâce au prodigieux pouvoir de sa personnalité”, commente la revue Le Radio. De fait, son aura est telle que bien des pays veulent “leur part” de festival, comme  la France, la Suède, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne et les Etats-Unis, en demandant à diffuser les concerts. Grande première, celui du 25 août dirigé par Toscanini est, par autorisation spéciale, relayé par les 120 stations américaines de la N.B.C… Par son autorité, son exigence et sa maîtrise, le chef fascine les mélomanes, les médias et maintenant le grand public. 

Stefan Zweig écrira ** : “Toscanini va à chaque répétition comme à un combat. Dès qu’il entre dans la salle, il semble déjà métamorphosé”. Et subjugue instantanément son auditoire. Le Requiem de Verdi donné sous sa baguette à la Jesuitenkirche - l’église des Jésuites, pur joyau baroque -  constitue le zénith de cette saison. Saison qui permet d’ applaudir des solistes déjà stars tels que le violoncelliste Pablo Casals. les pianistes Vladimir Horowitz et Sergei Rachmaninoff. 

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Sergei Rachmaninov dans le jardin de sa villa Senar

Ce dernier, de 1932 à 1939, réside à la Villa Senar, magnifique demeure de style Bauhaus qu'il a fait construire à Hertenstein, où il compose Le 11 août 1939 à Lucerne, Il se produit pour la dernière fois en Europe. Ansermet est à la baguette pour le Premier concerto de Beethoven et la Rhapsodie sur un thème de Paganini composée en 1934 par Rachmaninov, d’après le Caprice pour violon n° 24. Fin 1939, en raison des préparatifs de guerre, les Rachmaninov  préfèrent  s'exiler vers les États-Unis.

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Le violoncelliste Pablo Casals

1940 - Situation internationale critique

“Véritable terre de refuge des valeurs spirituelles par la seule volonté de chefs d'Etat ennemis de la pensée libre et des arts incontrôlés” avait déjà déclaré Le Radio en juillet 1939, à propos de la Suisse. Il est donc annoncé que, malgré la situation en Europe, les Semaines Musicales de Lucerne se dérouleront cette année.

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La Jesuitenkirche. avec au fond  le Stanserhorn enneigé

Elles ne durent que 2 semaines et certains concerts sont retransmis par la radio suisse. Comme d'habitude, de grands musiciens y prêtent leur concours, entre autres Ernest Ansermet, le chef et compositeur suisse Volkmar Andreaes créateur des symphonies d’Anton Bruckner, le romain Bernardo Molinari (qui fut contesté en juillet 1944 par son public, lors de deux concerts à cause de son implication dans le régime fasciste) et le suisse Paul Sacher, personnage au parcours hors du commun dont voici un résumé. 

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Le pianiste Vladimir Horowitz 

Paul Sacher fut, en son temps, non seulement l’un des industriels les plus riches au monde mais également violoniste, chef d'orchestre, musicologue et créateur de divers orchestres et chœurs, mécène de quelque 88 compositeurs modernes et fondateur d’un remarquable institut de recherche musicale portant son nom. “Homme-orchestre”, il était fait pour diriger ! Né en 1906 à Bâle d’une famille modeste, il étudie le violon  très jeune et entreprend à 19 ans des études de musicologie et de direction d'orchestre avec le grand chef et compositeur autrichien Felix Weingartner..

A 20 ans il crée l'Orchestre de Chambre de Bâle. En 1932, il fonde et dirige la Schola Cantorum de Bâle consacrée à la recherche et à l'enseignement de la musique ancienne. D’une grande curiosité, il se tourne alors vers l'édition et l'interprétation d'œuvres jusqu'alors inconnues. Dans les années cinquante, la Schola Cantorum deviendra, avec l'École de Musique, l'Académie de Musique de Bâle qu’il va diriger jusqu’en 1969, menant de front ses activités d’industriel.

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La violoniste Anne-Sophie Mutter entre  Paul Sacher à gauche  et le compositeur Witold Lutoslawski  en 1988 - ph Deutsche Grammophon

A 28 ans, il épouse Maja Hoffmann-Stehlin en 1934, veuve d'Emmanuel Hoffmann, héritier de l'industriel bâlois Fritz Hoffmann-La Roche, le fondateur de la société pharmaceutique Hoffmann-La Roche (...95 000 salariés en 2019). Maja, riche et baignant déjà dans le monde particulier des collectionneurs et mécènes d’art moderne, devient l’ héritière de la majorité des actions du Groupe. Autant dire milliardaire. Représentant sa femme et ses beaux-enfants, Sacher administre l'entreprise pendant 60 ans, ce qui ne l’empêchera pas de diriger plusieurs centaines de concerts, ni d’être le commanditaire de près de trois cents œuvres de musique contemporaine. Sa première œuvre sera Musique pour cordes, percussions et célesta de Bela Bartok.

Vous pouvez en écouter ici l’allegro molto par le Berliner Philharmoniker sous la baguette de Pierre Boulez. Suivront Arthur Honegger, Bohuslav Martinů, Frank Martin, Igor Stravinsky, Benjamin Britten, Richard Strauss, Paul Hindemith, Witold Lutoslawski et bien d’autres. En 1973, il crée la Fondation Paul Sacher *** principalement pour abriter sa bibliothèque musicale contenant d'importantes collections de manuscrits, de partitions et de livres, dans une très ancienne maison de la Munsterplatz à Bâle. Paul Sacher quitte ce monde en 1999. 

1941-1942 - Un certain couac - L'Orchestre de la Scala de Milan est l’ orchestre invité avec trois chefs italiens. Donc d'un pays fasciste. D’abord Victor de Sabata, qui fut à sa tête de 1929 à 1953 ; puis le chef et violoncelliste Antonio Guarnieri “monté sur l'estrade des Semaines internationales de musique de Lucerne, conquérant le public germanophone par son interprétation de Brahms et de Wagner au point qu'il lui a été offert en 1942 de faire  un retour triomphal à Vienne pour le

centenaire de l'Orchestre philharmonique de Vienne” commente Radio Actualités du 5 septembre 1941 ; enfin l’inventif Tullio Serafin qui redonna un nouvel élan à l'opéra italien, découvrant de grands chanteurs comme Beniamino Gigli, Maria Callas - c’est lui qui fit d’elle La Callas - et plus tard Joan Sutherland. Ces trois chefs sont les promoteurs de la belle "époque des grandes voix”. Or, cet état de fait provoque une scission qui aura pour conséquence la création par l'Association suisse de Musique du Swiss Festival Orchestra, sorte de noyau artistique du Festival qui perdurera jusqu'en 1993.

En 1942, "les Semaines Musicales de Lucerne se déroulent avec succès. Samedi dernier Victor de Sabata a dirigé à la tête de l’Orchestre de la Scala la Symphonie n°5 de Beethoven” rapporte Radio Actualités le 21 août.

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Le Chef d'orchestre Victor de Sabata vers 1940

1943 - Schubert, Beethoven - La revue En Famille du 26 mai annonce : “Les Semaines musicales de Lucerne comporteront principalement deux exécutions de la Messe Solennelle de Beethoven et cinq concerts symphoniques donnés sous la conduite et avec le concours de chefs et (...) d’un orchestre de 90 musiciens, formés (...) par la conjonction exceptionnelle des meilleurs instrumentistes qui se puissent recruter partout en Suisse”. Et du choeur du Festival de Lucerne. En effet, après un cycle Schubert en juillet, le Festival s’ouvre par un concert symphonique dirigé par le chef suisse Robert Denzler.

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Le Chef Paul Kletzki en 1967

Puis se succèdent  des représentations sous les directions d’ Ansermet, de Paul Kletzki - courageux chef et compositeur polonais, terriblement malmené depuis sa jeunesse par l’antisémitisme, le fascisme et la terreur stalinienne puis réfugié en Suisse****. En octobre 1939, il avait composé sa troisième symphonie intitulée In Memoriam, en hommage aux victimes du nazisme. Peu après, il apprenait que ses parents et sa sœur avaient péri dans le camp d’Auschwitz... ; de Hans Münch, compositeur, violoncelliste, pianiste, organiste, cousin de Charles Münch ; enfin de Carl Schuricht qui, menacé aussi par les nazis, se réfugie à Genève où il est accueilli et engagé par Ernest Ansermet. Ce dernier lui transmettra la direction de l'Orchestre de la Suisse Romande en 1967.

Je me suis posé la question de savoir comment, en cette année de conflagration générale où les continents sont à feu et à sang, et dont 1944 verra le paroxysme - pour mémoire, cette année-là dans l’Allemagne voisine, les bombardements des Alliés font sur Cologne et Hambourg 40 000 morts - cf mon article Hambourg, l’effarante histoire de l’Atlantic - les organisateurs du Festival ont pu s’accorder, pour programmer la glorieuse Missa Solemnis (Messe Solennelle) de Beethoven,  pièce majeure incontestée du répertoire sacré, composée entre 1818 et 1823. Que l’auteur considéra comme sa "meilleure œuvre", son "plus grand ouvrage”.

En 1824, il confessa à son ami Johann Streicher :” Mon but capital en composant cette Grand-Messe était de susciter et d'instiller en permanence des sentiments religieux aussi bien chez les chanteurs que chez les auditeurs.” Le compositeur Vincent d’Indy (1851-1931) qui analysa l’oeuvre, nous propose un début de réponse, en évoquant l’Agnus Dei :” Tout le long début où l'humanité implore la miséricorde de l'Agneau Divin, est d'une beauté encore inégalée dans l'histoire musicale. (...) Si cette prière-là monte, si haletante, vers l'autel de l'Agneau, victime de la Haine, c'est qu'elle implore de lui la Paix. (...) Plus de pensées haineuses, plus de luttes intimes ou de profonds découragements ; le thème de la Paix a jailli, lumineux et calme.” *****  Certes, or, ces mots proviennent d'un homme notoirement antisémite...

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Beethoven vers 1800, gravure colorée d'après Johann Lindner

Ecoutez l'Agnus Dei ici donné par la Staatskapelle et le Semperoper de Dresde dirigés par Christian Thielemann en 2011

1944 - Wilhelm Furtwängler - Radio Actualités du 11 août 1944 commente : “Dès la mi-août, les auditeurs lucernois pourront se rendre compte que l’Orchestre du Festival, en collaboration avec des chefs de réputation mondiale, confirmera sa valeur et contribuera à maintenir le haut niveau artistique de ces manifestations musicales nées sous l’égide du génial Toscanini." 

Le chef Wilhelm Furtwängler, à la réputation mondiale mais sulfureuse, dirige pour la première fois le Swiss Festival Orchestra (il annulera sa participation l'année suivante en raison de manifestations anti-allemandes à Zurich et Winterthur). Il dirigera 22 concerts du Festival entre 1944 et 1954. Le programme est très allemand : Brahms, Schumann, Richard Strauss et Wagner. Le quotidien Luzerner Tagblatt eut d’ailleurs cette remarque : "Il est compréhensible que Furtwängler souhaitait nous présenter un programme de musique allemande mais on aurait pu prévoir un autre programme plus moderne."  Le dernier concert le sera tout autant : Beethoven seul avec la Symphonie n° 1, l' Ouverture Leonore n° 2 et la Symphonie n° 3 dite Eroïca. 

Voici une brève synthèse des tribulations politico-musicales de  ce  chef exceptionnel.

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 Compilation des 9 symphonies de Beethoven enregistrées entre 1942 et 1954

L'envol - Furtwängler se montre  si doué en composition et en direction d’orchestre qu’à 20 ans, en 1906,  il dirige son premier concert à Munich avec, en particulier, la Neuvième Symphonie d’Anton Bruckner. Il  ne cessera plus de s’élever dans la hiérarchie de  cette discipline. Dès 1915 il dirige à Vienne et à Berlin. Puis, il est nommé à la tête du Museumsorchester de Francfort et succède à Richard Strauss comme premier Chef à l'Opéra de Berlin, où de 1920 à 1922,  il assure la direction des concerts symphoniques Entre 1921 et 1930, il est directeur du Wiener Singverein tout en  succédant à Arthur Nikisch à la tête de l'Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (1922-1925) et de l'Orchestre philharmonique de Berlin, dont il sera nommé chef à vie (1922-1954) !

Très ambitieux, il prend le poste de chef attitré de l’Orchestre Philharmonique de Vienne en 1927, qu’il occupera jusqu'à la fin de sa vie en 1954.

Gloire nationale - Par voie de conséquence, reconnu mondialement dès le milieu des années 1920 et extrêmement sollicité, il va représenter dès 1933,  pour le parti nazi, une sorte de gloire nationale à exploiter, d’autant que les piliers de  son répertoire sont  Beethoven, Brahms, Bruckner et Wagner, c’est-à-dire 4 gloires du XIXè siècle germanique.

Bien des intellectuels le rejettent, comme l’écrivain Thomas Mann, exilé volontaire, qui écrit, deux mois après l’arrivée au pouvoir des nazis "Furtwängler dirige pour ce jour de fête du nouveau régime. Laquais du Reich !“ Cette gloire, douteuse pour beaucoup, va lui coller à la peau pendant des années. D’autant que Göring fait pression sur lui en le nommant, par surprise en juillet 1933, Staatsrat - conseiller d’état de Prusse ! “On me donna ce poste, car je venais d’être approuvé dans ma position de chef de la Staatsoper…  dont Göring assumait dès lors la direction.” expliquera-t-il.  En 1935, à l'issue d’un entretien houleux avec Goebbels dans lequel il prenait la défense de Bruno Walter, Otto Klemperer et Max Reinhardt, bannis par le régime, il avait confié à sa secrétaire - juive - qu’il “savait maintenant ce qui se trouvait derrière les mesures bornées d’Hitler : ce n’était pas seulement l’antisémitisme, mais le rejet de toute forme de pensée artistique, philosophique..., le rejet de toute forme de culture libre". Furtwängler refuse cette “subordination publique et explicite à la politique culturelle d’Adolf Hitler“. Il considère qu’en tant qu’artiste il ne peut accepter aucune autorité au-dessus de son art et rejette, devant Goebbels, l’utilisation faite de l’Art par les nazis. Il ne vacille pas. 

Après guerre - Ce qui lui sera reproché; c’est finalement d’être resté en Allemagne, au contraire de nombre de ses homologues, comme Fritz Busch, Bruno Walter - juifs - ou Erich Kleiber révolté par les préjugés nazis au moment où il crée plusieurs œuvres de compositeurs comme Alban Berg, Darius Milhaud et Hindemith, oeuvres déclarées "art dégénéré" par les autorités.

En fait, Furtwängler est accusé d’avoir implicitement accepté d’être utilisé comme un trésor national alors qu’il n’était nazi, ni dans ses convictions, ni dans ses actes. Ne dira-t-il pas dans son plaidoyer aux Alliés en 1946, devant un tribunal de dénazification -quel affreux néologisme ! - qu’il s’opposa dès 1933, à l’épuration au sein de son orchestre, “Je ne me suis pas laissé détourner de cette position... Je pus être utile dans de nombreux cas” .

DisculpationVu comme partisan nazi, on finira par reconnaître ses actions. Il sauva la vie de musiciens juifs qui témoigneront en sa faveur. Le 17 décembre 1946, le tribunal de dénazification le blanchit des accusations portées contre lui. On le rétablit dans ses fonctions de directeur musical de la Philharmonie de Berlin. 

Un article récent du Monde******résume bien son comportement : “Furtwängler ne fut jamais un opposant au régime nazi. Cet artiste baigné de culture romantique, persuadé que l'art devait rester au-dessus des contingences, se pensait apolitique et se sentait responsable de la musique allemande qu'il estimait supérieure à toutes les autres.” 

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Disque-souvenir édité en hommage au prestigieux Chef Erich Kleiber disparu en janvier 1956

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Portrait moderne idéalisé du compositeur autrichien Anton Bruckner - 1824-1896

1945 - De grands et futurs grands musiciens -  Radio Actualités du 20 juillet annonce “Comme on l’espérait en 1944, les concerts de cette année seront ceux de la paix (?) Un programme des plus intéressants nous permettra de réentendre d’éminents artistes français ou étrangers que les circonstances retenaient loin de nos frontières pour des raisons diverses”  Euphémisme dérangeant.

En septembre 1945, la revue Pour Tous commente “Concert symphonique dirigé par Paul Kletzki, Dinù Lipatti, jeune pianiste roumain (dont la carrière fut tragiquement interrompue par la mort  à 33 ans,) interpréta avec fougue et virtuosité le concerto en mi bémol majeur de Liszt.Ecoutez-le ici par Dinù Lipatti lui-même accompagné par l'Orchestre de la Suisse Romande sous la baguette d'Ansermet, enregistré en 1947.  Pardon pour le son !

"... Plusieurs virtuoses venus de Paris, du Portugal et d’ailleurs prêtèrent leur concours au magnifique gala du 25 août. Citons le célèbre violoncelliste Pablo Casals dont le Concerto pour violoncelle de Dvorak déchaîna le plus grand enthousiasme”.

Grande première au Conservatoire : Ernest Ansermet inaugure le premier cours de direction d'orchestre, dont les élèves les plus méritants affronteront le public avec l'orchestre du Festival. Initiative que des personnalités comme Herbert von Karajan, Rafaël Kubelík et Pierre Boulez  vont perpétuer.

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Le pianiste Dinù Lipatti à 27 ans 

1946 - Une riche programmation. Du très beau monde - Deux concerts de Toscanini avec l'Orchestre de la Scala en juillet, avant même le début du festival, sont les dernières apparitions du maestro à Lucerne. Il dirige la Symphonie n° 1 et l’Ouverture d’Egmont de Beethoven ; le Prélude de l’ Acte III de Lohengrin, le Prélude du 1er acte des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, l’Ouverture de Tannhauser  de Wagner et enfin l’Ouverture de l’opéra-ballet Anacréon de Cherubini : (le chef a pu glisser un Italien dans cette programmation très germanique !)

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Le Kunstmuseum Luzern - Salle d'Art et de Concerts - où se sont déroulés les grands concerts du Festival de 1933 à 2000. Carte postale

Premier jour du Festival, le grand chef anglais Malcolm Sargent - que j’évoque dans l’article Les Joyeuses Proms de Londres -  est aux manettes pour des oeuvres de Lalo, Elgar, Holst et Chostakovitch, soit deux compositeurs Anglais, un Français et un Soviétique. La paix est bien revenue ! Puis,  dans la Jesuitenkirche, Paul Kletzki dirige pour deux soirées le Requiem de Mozart avec le Swiss Festival Orchestra et le Swiss Festival Choir. Le grand pianiste suisse Edwin Fischer se produit dans des trios de Tchaïkovsky, Beethoven et Brahms.

Le 31 août, le déjà très célèbre violoniste Yehudi Menuhin fait ses débuts à Lucerne dans le Concerto pour violon n°2 de Mendelssohn. Le 1er septembre, Paul Sacher propose une Haydn-Serenade avec Divertimento, Concerto pour violon et Symphonie “Le Soir” avec le Collegium Musicum de Zurich.   

Le 4 septembre, le chef et compositeur français Paul Paray est au pupitre pour des symphonies de Liszt et Saint-Saëns et Tableaux d’une Exposition de  Moussorgski dans la version orchestrée de Ravel.

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Edwin Fischer et sa tignasse de rocker dans les années 1940

Pour la soirée de gala, Paul Kletzki dirige un concert de charité au profit des enfants polonais, victimes innocentes de la 2è Guerre mondiale, avec la Symphonie n°8 dite Inachevée de Schubert, l’Ouverture Léonore III de Beethoven et la  Symphonie de Brahms. Cette dernière permet au Swiss Festival Orchestra de réaliser son premier enregistrement dans des conditions parfaites.

1947 - Retour de Furtwängler - Cet été-là, les mélomanes vont applaudir à nouveau leur hôte qui habite maintenant  Clarens et qui va jouer un rôle central au Festival jusqu'à sa mort en 1954. Il dirige Ein deutsches Requiem (Un Requiem allemand) de Brahms - longue réflexion sur la mort - avec pour solistes la soprano Elisabeth Schwarzkopf et le baryton-basse Hans Hotter. Le Luzerner Tagblatt commente : “Furtwängler sut créer une parfaite homogénéité entre l'orchestre et le choeur".

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La fabuleuse soprano Elisabeth Schwarzkopf - 1915-2006

Ecoutez ici le sépulcral  Denn alles Fleisch es ist wie Gras par la Kölner Philharmonie, le NDR Chor et le WDR Rundfunkchor Köln dirigés par Semyon Bychkov en 2009.

Une semaine plus tard, autre programme germanique avec le Concerto pour piano  n°1, l’Ouverture Léonore n°3 de Beethoven ainsi que la  Symphonie n° 1 de Brahms. Critique de la presse : “La gestuelle des mains de Furtwängler possède une expressivité infinie qui donne une vision de la sensation spirituelle : au-delà d'une dynamique transmise visuellement, on perçoit la perfection de cette vision.”

Et le 30 août, Wagner : le Prélude de Lohengrin ; Brahms : la Symphonie n° 1  et Beethoven : le Concerto pour violon dont le soliste est Yehudi Menuhin - qui avait défendu le chef allemand en 1946 - prestation enregistrée en direct. Commentaire dithyrambique de la presse : “Nous ne nous attendions pas à ce que Menuhin allait nous donner. On savait qu'il était un magnifique technicien de l'archet mais qu'il y ait eu autant d'intériorisation dans son jeu nous a surpris.”

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Le violoniste britannique d'origine américaine

Yehudi Menuhim - 1916-1999

1948 - Les 10 ans du Festival - Montée en puissance - Cette première décennie ne fut pas toujours un chemin pavé de roses, tout pouvait être remis en question d'une année sur l'autre. Les risques d'abandon étaient nombreux. Les organisateurs ont fait montre de persévérance et de foi. Notons, en cette année anniversaire qui va connaître une forte internationalisation, deux débuts d’artistes très différents, à la tête du Swiss Festival Orchestra : le chef d’orchestre Rafaël Kubelík, qui a fui la Tchécoslovaquie à l'arrivée des communistes et qui aimait à dire : “Ce que je recherche en musique, c’est le cœur : le cœur humain généreux que je sens battre , pour que mon propre cœur batte en accord".  Il dirige le Concert d'ouverture.

Le deuxième est Herbert von Karajan qui fait également sa première apparition, Lucerne étant la première ville étrangère à inviter le musicien lui aussi "dénazifié'. Il avait adhéré  au parti nazi en mars 1935. Ces deux chefs charismatiques continueront à élever le Festival au cours des décennies suivantes, lui offrant sa place parmi les premiers  de cette qualité en Europe.

Furtwängler, quant à lui, dirige Wagner avec Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, le Prélude du Crépuscule des Dieux et la Marche funèbre de Siegfried puis la Symphonie n° 4 de Bruckner (ouf !) La presse rend compte : “Au fil des ans, la gestuelle du chef s'est épurée : c'est uniquement dans les 'forte' que sa baguette met toujours à nu une tension intérieure” .   

La deuxième décennie, 1949-1958 va connaître une belle effervescence créatrice et apporter son lot d’oeuvres contemporaines, de premières mondiales, de chanteurs vénérés, d’instrumentistes éblouissants issus de tous horizons, de futures légendes de la direction d’orchestre, d’interprétations magistrales ,d’événements heureux ou sombres et même de contestations et de problèmes internes. Mais la Musique - elle - atteindra toujours le(s) sommet(s).

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La basse bulgare Boris Christoff - 1914-1993

Quelques exemples ; En 1949 -  Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre) symphonie pour ténor, baryton et orchestre de Gustav Mahler est enfin entendue grâce à Paul Kletzki, Le 24 août, Furtwängler délaisse Beethoven et Bruckner pour Brahms dans son Concerto pour violon et violoncelle ; pour Richard Strauss dans le poème symphonique Till Eulenspiegels (Till l’espiègle)  et  pour Tchaïkovski dans la Symphonie n° 4.   Et les  27 et 28 août, il dirige le chef-d’oeuvre de Haydn Die Schöpfung (La Création), oratorio considérable “par la fusion qu’il opère entre profane et sacré, et par l’inventivité constante du langage musical”. L’un des solistes est la plus grande basse du XXè siècle, le bulgare Boris Christoff - qui incarna plus tard Philippe II du Don Carlo de Verdi, immortalisé par  Visconti.

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Le compositeur et Chef Gustav Mahler  - 1860-1911

Le lendemain de  Die Schöpfung  dont vous pouvez écouter ici l’ouverture par le Concentus Musicus de Vienne dirigé par Nicolaus Harnoncourt - la presse unanime souligne “Sous la direction de Furtwängler, le choeur et l'orchestre ont atteint une plénitude sonore alors que les parties lyriques se sont avérées ensorcelantes.”

1950 - dernière apparition de Dinù Lipatti sous la baguette de Herbert von Karajan, servi par le Swiss Festival Orchestra. Il interprète le Concerto pour piano K. 467 de Mozart. L’enregistrement en direct va devenir légendaire. L'infatigable Furtwängler offre l’ ouverture d' Alceste de Gluck qui laisse froid l’auditoire... les Variations sur un thème de Haydn de Brahms ; un Concerto pour alto de Paul Hindemith et la Symphonie n° 5 de Beethoven. “ Grâce à une dynamique exacerbée, cette Cinquième fut le point d'orgue de ce concert.” se réjouit la presse. Il donnera également la Damnation de Faust de Berlioz avec Elisabeth Schwarzkopf en vedette. 

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Le Chef  autrichien Herbert von Karajan 1908-1989

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L'extravagant Chef Léopold Stokowski  1882-1977

1951 l'Orchestre symphonique de Vienne dirigé par Karajan devient le premier ensemble étranger à se produire au FestivaI après la  guerre. En outre, le Chef  ukrainien Igor Markevitch, le Chef belge André Cluytens et le britannique Leopold Stokowski font leur entrée à Lucerne . Furtwängler dirige Weber dans l’ouverture du Freischütz et Béla Bartok dans le Concerto pour orchestre composé en 1943 à la demande de l’éminent  Chef et mécène russe Serge Koussevitzky qui commanda un nombre considérable de partitions aux compositeurs. Magnifique interaction entre initiateur, auteur et exécutant. Ce que réussit brillamment Paul Sacher.

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Le Chef André Cluytens 

1905-1967

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Beau portrait de Stravinsky 1882-1971 par

Jacques-Emile Blanche daté  1915.

1953 - Walter Strebi, avocat et membre du conseil d'administration, devenu président du comité, est confronté à des problèmes financiers. Alors que la presse réclame un engagement plus fort dans la musique moderne, le public est hélas absent des programmes "audacieux". Même l'interprétation par Karajan de l'avant-gardiste opéra-oratorio Œdipe-Roi d’Igor Stravinsky ne trouve pas grâce. Toujours présent, Furtwängler  tient la baguette pour le Concerto grosso n° 10 de Haendel ; le Concerto pour piano n° 2 de Brahms avec en soliste Edwin Fischer et l’opéra en 5 actes Die Harmonie der Welt (L’Harmonie du Monde) de Hindemith (qui déçoit). La critique apprécie Brahms "dans le mouvement final, le chef et le soliste se trouvaient dans leur élément, développant un discours plein de tension entre l'orchestre et le piano".

Quatre jours plus tard, on entend Schumann avec l’ouverture de Manfred et la Symphonie n° 4 ; et Beethoven avec la Symphonie n° 3. Critique élogieuse sans surprise.

1954 - Des conflits latents avec le Swiss Festival Orchestra se font jour. L'ensemble qui a donné presque tous les concerts symphoniques depuis 1943 tient à dominer les questions artistiques (on le comprend !). Les organisateurs également, parce qu'ils détiennent la responsabilité qualitative et commerciale du Festival et sa réputation. Chacun revendique le droit de participer à l'élaboration des programmes. Comme aucune résolution n'est en vue, ils font appel au London Philharmonia Orchestra. 

Il sera conduit par des très grands : Cluytens, Fricsay, Furtwängler, Karajan et Kubelík. Commentaire du Monde : “Le Philharmonia Orchestra de Londres est devenu, sous la direction d'Herbert von Karajan, un instrument d'une précision et d'une souplesse remarquables, réunissant les noms de Mozart, Richard Strauss et Berlioz”. En ce qui concerne Karajan, banni des principales scènes de concert après-guerre. le Festival de Lucerne lui tendit la main en 1948 et lui offrit ainsi une réhabilitation spectaculaire. Karajan ne l’oubliera pas et, jusqu’à sa mort, il honorera de sa présence, le public du Festival. Ecoutez ici cette pièce d'archive, le sublime Trio final du Chevalier à la Rose de Richard Strauss, accompagné par le Philharmonia Orchestra dirigé par Karajan et chanté entre autres par Elisabeth Schwarzkopf.    

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Le Chef hongrois Ferenc Fricsay - 1914-1963

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Le Chef tchèque Rafaël Kubelik - 1914-1996

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Emouvante photo du Chef Furtwängler et du virtuose Menuhin après la représentation de 1947

Egalement cet été-là le Philharmonia Orchestra donne à trois reprises la célèbre Neuvième de Beethoven dont deux grâce au vaillant Furtwängler qui, avec la 88e Symphonie de Haydn et la Septième de Bruckner. fera sa dernière apparition le 25 août. Pourtant très actif jusqu’au début de novembre "quand  une broncho-pneumonie se déclara, il comprit que c’était la fin. Il s’était complètement concentré sur la mort, sur sa mort. Il fit venir l’intendant de la Philharmonie de Berlin et prit congé de lui par ces mots :

« Saluez aussi mon orchestre pour moi, je vous prie ».

Un immense serviteur de la musique allemande quittait son public à jamais. Lors de sa comparution devant les Alliés, il avait eu cette réponse sans appel "Je ne suis pas resté parce que j’étais nazi, je suis resté parce que je suis allemand".  

1955 - Le Chef autrichien Karl Böhm rendit cet hommage à Furtwängler : “Cher Furtwängler, on ne peut pas encore évaluer les conséquences de votre mort parce qu’elle laisse un vide qui ne pourra jamais plus être comblé. Que Dieu vous accueille dans un monde meilleur et qu’il vous paye en retour pour la Beauté inoubliable que vous nous avez donnée en cadeau dans le domaine de l’Art le plus divin.”

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Le Chef autrichien Karl Böhm en 1972

Il y eut aussi cet éloge poignant de Yehudi Menuhin : "Il existe beaucoup de chefs d’orchestre mais très peu d’entre eux laissent entrevoir la chapelle secrète qui réside au coeur même de tout chef d’oeuvre. Au-delà des notes s’étalent des visions et au-delà des visions, cette chapelle invisible et silencieuse car c’est une musique intérieure qui se répand là, la musique de notre âme dont les échos ne sont que des ombres pâles. Tel fut le génie de Furtwängler car il s’approcha de toute oeuvre en pèlerin afin de revivre cet état d’existence qui rappelle la Création, le mystère qui est au coeur de toute cellule. Avec ses gestes fluides et évocateurs, il transportait ses orchestres et ses solistes dans cet endroit sacré." 

Karajan devient rapidement  la nouvelle  figure de proue  du Festival, mais encore très classique bien qu’Honegger surgisse. Deux concerts par le Swiss Festival Orchestra avec l’ouverture de Coriolan, le Concerto pour violon et  la Symphonie n°7 de Beethoven ; puis la Symphonie n°39 de Mozart. “Le voici revenu (...) On a bien vu combien grande est la popularité dont il jouit ici. (...) nul de ceux qui l'ont entendue n'oubliera de si tôt son interprétation de la Symphonie liturgique d'Arthur Honegger. La puissance à laquelle atteint l'orchestre est sans analogue”. écrit Le Monde. Le concert de gala est dirigé par Otto Klemperer rentré d'Amérique qui fait ainsi ses débuts avec le Philharmonia Orchestra. 

1956 - Fondation du Festival Strings Lucerne par deux violonistes, autrichien et suisse. Ses premiers concerts sont consacrés  à la musique contemporaine. Il accompagnera des interprètes de haut niveau comme Clara Haskil et David Oïstrakh et effectuera une brillante carrière dans le monde. Quant au Swiss Festival Orchestra, conduit par Ansermet, il donne l’ Ouverture des Hébrides de Mendelssohn,  le Concerto pour violon et orchestre de Béla Bartok avec Isaac Stern, la Symphonie no 5, dite “Di Tre Re” d’Honegger et Iberia de Debussy. Le Philharmonia Orchestra est à nouveau invité et soulève l’enthousiasme. On assiste dès lors au début d’un cortège d’excellents orchestres et interprètes qui perdure encore aujourd’hui. Comme le pianiste d’origine hongroise Geza Anda qui joue le Concerto pour piano n°2 de Bartok sous la direction de Ferenc Fricsay. 

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Le Chef Otto Klemperer dirigeant le Philharmonia Orchestra en 1960

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Le violoniste David Oistrakh 

1908-1974

1957 - Grande première. L'orchestre invité est le Philharmonique de Vienne. Il honore trois concerts sous la direction de Cluytens, Kubelík et le Chef et compositeur d’origine grecque Dimitri Mitropoulos qui restera fidèle au Festival. Ce dernier offre le Concerto pour piano n°5 de Beethoven avec le pianiste français très populaire Robert Casadesus. Quant au génie du violon, d'origine russe, Nathan Milstein, il est le soliste du Concerto pour violon en ré majeur de Brahms sous la direction de Karajan. C'est lui qui déclarait "La maîtrise s’impose beaucoup plus avec la pensée qu’avec l’agilité des doigts… C’est le feu, l’élan et la musicalité de la technique qui émeuvent et entraînent". Il l'a toujours prouvé.

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Le violoniste Isaac Stern

1920-2001

Le charismatique Chef italien Carlo Maria Giulini est invité à diriger l'Orchestre du Festival de Lucerne avec Geza Anda au piano dans le Concerto en la mineur de Schumann. La programmation de la saison propose aussi une incursion dans les XVIIè et XVIIIè siècles avec le Concerto pour trois violons et orchestre à cordes de Bach, le Concerto en la majeur de Vivaldi et le Concert III en la majeur de Rameau. Quant au concert de gala, il est confié à André Cluytens qui dirige entre autres la Symphonie fantastique de Berlioz. Le critique du Monde s’en réjouit en écrivant “La musique est la meilleure ambassadrice de la culture. On l'oublie trop en France, alors qu'on le sait fort bien ailleurs”  Toujours d'actualité !

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Le Chef italien Carlo Maria Giulini - 1914-2005

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Dernier concert de Toscanini. 1954, NBC Symphony Orchestra

Janvier 1957 a vu la disparition du grand Toscanini.  Extrait du magnifique hommage de René Dumesnil “Jusqu'à l'extrémité de l'âge, Arturo Toscanini conserva une activité qui stupéfiait tous ceux qui l'approchaient. Il la devait précisément à une flamme intérieure dévorante, qui, loin de les consumer, semblait au contraire rafraîchir ses forces. Ses colères étaient légendaires : tout tremblait au simple froncement de ses sourcils. Mais s'il se montrait exigeant jusqu'à la tyrannie, c'était certes à lui-même qu'il demandait le plus.  Il allait dans la vie sans trop se soucier des conséquences de ses exigences ou de ses refus. Abandonnant en 1933 la direction du Festival de Bayreuth, il eut ce mot : "Je peux être de feu ou de glace, mais il m'est impossible d'être tiède !" (...)  Fort peu de chefs d'orchestre se sont montrés autant que lui respectueux du texte, ont moins que lui songé à imprimer à la musique qu'ils interprètent la marque de leur personnalité propre. Et cependant, ce scrupuleux respect, ce soin minutieux des valeurs, des moindres nuances, ce dosage infinitésimal de tous les impondérables ont finalement donné aux exécutions de Toscanini une perfection grâce à laquelle on les reconnaît entre toutes.”

1958 - La saison des 20 ans - Le programme de la saison est époustouflant par la diversité des oeuvres et des compositeurs dont beaucoup de modernes comme Kodaly, Prokofiev, Britten ou Stravinsky la notoriété des chefs et des solistes et l’implication des instrumentistes. Ansermet dirige la séance inaugurale avec le  pianiste très apprécié Arthur Rubinstein en soliste. Le chef allemand Joseph Keilberth dirige le second concert avec les pianistes Clara Haskil et Gesa Anda et Ferenc Fricsay consacre le troisième, dans la cathédrale, à la musique religieuse avec le Psalmus Hungaricus de Kodaly et le merveilleux Stabat mater de Rossini dont je vous fais écouter ici le Cujus animam gementem interprété par le Philharmonia Orchestra sous la baguette de Carlo Maria Giulini en 1982.

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Le pianiste Arthur Rubinstein

1887-1982

Sur l’orgue de la cathédrale, l ’organiste français Marcel Dupré joue Mendelssohn, J.-S. Bach, ainsi que des œuvres françaises de Saint-Saëns, Charles-Marie Widor et Olivier Messiaen. Les jours suivants, on retrouve le chef allemand Carl Schuricht ainsi que Paul Sacher, Otto Klemperer et le chef d’origine hongroise Fritz Reiner. Ansermet dirige l’Orchestre du Festival dans le Concerto pour violon en ré majeur de TchaÏkovski. Lorin Maazel dont ce sont les débuts à Lucerne - il n'a que 28 ans - est à la tête de ce même orchestre dans le Concerto n°2 de Bartok. Isaac Stern est  le soliste pour ces deux prestations.  

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L' organiste français Marcel Dupré à l'orgue de Saint-Sulpice - 1886-1971

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Le Chef Lorin Maazel 1930-2014

L'Orchestre philharmonique de Berlin fait sa première apparition sous la direction de Karajan qui en avait été nommé en 1955 chef à vie. Le 30 août, il le conduit, dans une salle bondée, dans la IXe Symphonie de Beethoven, accompagné du Chœur de Lucerne. Le Monde déclare sous la plume de René Dumesnil : “Je crois bien avoir assisté là à la meilleure exécution du chef-d'œuvre qu'il m'ait été donné d'entendre.” Depuis cette date, les Berliner Philharmoniker n’ont jamais dérogé à la tradition qui veut que les deux derniers jours  ils donnent deux concerts à Lucerne, après leur passage à Salzbourg. Karajan impose.

D’ailleurs, il ne se produira plus avec l’Orchestre du Festival. Il veut faire du Berliner Philharmoniker un pôle d'attraction. En dehors des  ensembles  symphoniques, on peut entendre le pianiste d’origine allemande Wilhelm Backhaus accompagner Elisabeth Schwarzkopf et  Dietrich  Fischer-Dieskau dans une soirée  de lieder de Schumann et de Hugo

Wolf ; des mélodies du suisse Othmar Schœck  et  sept lieder de Richard Strauss dont les splendides Quatre Derniers Lieder. Ecoutez ici l'admirable Im Abendrot (Au soleil couchant) chanté par la soprano Renée Fleming accompagnée du Houston Symphony Orchestra,  sous la baguette de Christoph Eschenbach 

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Le baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau, immense interprète de lieder

Pour leur part, le Festival Strings Lucerne né en 1956, acquiert une renommée  fulgurante et crée un grand nombre d’oeuvres de compositeurs tels que Jean Françaix, Frank Martin et Bohuslav Martinu ; le formidable violoncelliste français Pierre Fournier y est souvent invité. Et  le Collegium Musicum Zürich qui va crescendo sous la houlette de  Paul Sacher, exécute des pièces de Mozart, Haydn et Britten.

Comme on l’a vu, cette vingtième année a été voulue somptueuse. On a entendu toute une génération de chefs et d’instrumentistes remarquables, dont la règle était l’exigence, vertu majeure de Toscanini. Ce que vante Le Monde en évoquant “la diversité des programmes, le soin donné aux exécutions dirigées tour à tour par les chefs d'orchestre les plus hautement appréciés du monde entier, la présence de solistes d'une réputation universelle, attirent au Kunsthaus une foule venue des quatre coins du monde. Foule assez curieuse, et qui doit probablement à des origines si diverses d'être, moins que beaucoup d'autres, soumise au snobisme.” 

Et la presse anglo-saxonne d’ajouter que “parmi les nombreux festivals de musique qui ont jailli en Europe centrale depuis la Guerre, les Semaines Musicales de Lucerne sont parvenues à atteindre l’équivalent en prestige de Bayreuth, Salzbourg et Munich”. J’ajouterai que ce Festival - âgé maintenant de 85 ans - qui a vu l’apogée et la naissance de gloires du classique, a été élaboré par des personnalités à l’immense intelligence artistique. Il continue de proposer une programmation solide, mêlant concerts de prestige et séries de musiques contemporaines, invitant également des compositeurs en résidence et des orchestres de jeunes musiciens du monde entier.

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Lucerne vue du lac - aquarelle de William Turner - 1842 -  The Morgan Library  

Références  

Je veux terminer par cette pensée romantique de Rachmaninov : “Qu’est-ce que la musique? C’est une nuit calme au clair de lune, le murmure des feuilles dans les arbres, le carillon des cloches au loin. Sa sœur est la poésie, sa mère est la mélancolie.”

Delphine d'Alleur - 2023

Notes    

*richard-wagner-web-museum.com/famille-epoque-entourage-interpretes/gautier-judith/

** préface du livre de Paul Stefan sur Toscanini

*** étrangement Maja ne figure pas dans le libellé de la fondation…Ah les hommes !

**** A 18 ans, à la fin de la Première Guerre mondiale, il est envoyé sur le front pour se battre contre l’occupant russe. Lors d’une bataille épouvantable, tous ses camarades sont tués. Le jeune homme connaît alors le désespoir d’être l'unique survivant. C’est la passion pour la musique qui le pousse à se ressaisir. Il écrivit plus tard “La musique établit une relation heureuse entre les humains. Elle est la plus précieuse des ambassadrices. Appartenant à toutes les races, à toutes les cultures, elle n’accepte aucune frontière. Elle est une vibration supérieure qui prend naissance dans les racines de la sensibilité”. 

***** Beethoven par V. d’Indy- éd.par Henri Laurens 1911

****** Le Monde du 24 septembre 1999

Photo du chapitre : Claudio Abbado dirigeant l'Orchestre du Festival de Lucerne lors d'un concert de gala.

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