Bath, la Ville Poème
“J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amours” Valéry Larbaud
Si Baden-Baden fut un des phares de la vie mondaine thermale de l' Europe au XIXè siècle, c’est au XVIIIè siècle que le fut Bath. La reine Anne (1665-1714) y fut pour beaucoup car, avec ses cures d’eaux chaudes très minéralisées* pour soigner sa goutte, elle remit à la mode la bourgade médiévale restée dans ses constructions - même l’abbaye, ancien monastère bénédictin, devenue cathédrale, était tombée en quasi-ruines après de nombreuses vicissitudes - jusqu’au XVIIe siècle. Anne fit de Bath un embryon de centre thermal de bon aloi, pourvu d’un décorum réduit même si elle venait en grand apparat, et d’un maître de cérémonie... peu convaincu.
Bien des personnages, dont je vais parler, comme le génial architecte et urbaniste John Wood père (1704-1754), originaires du Somerset pour la plupart, avaient été témoins de la façon “scandaleuse” dont se déroulaient les bains publics in naturalibus ! "Les bains eux-mêmes ressemblaient à des foires d’empoigne, où la pudeur n’avait nulle part, les gens se baignant complètement nus, de nuit comme de jour" rapporte-t-il dans ses écrits.**
Au tournant des années 1700, sous les règnes de George II et de George III, la ville va se transformer radicalement et devenir géorgienne grâce à la
volonté de ses habitants et surtout l’exceptionnel sens de l’initiative joint à la puissante inspiration de quatre hommes - surnommés The four worthiest (Les 4 plus Méritants) - qui entraîneront dans leur sillage une multitude d’entrepreneurs, d’artisans, d'ouvriers et d’artistes. Ils possédaient les éléments-clés et “l’envie” pour inventer une ville nouvelle, qui deviendra célèbre pour son harmonie délicate. En quarante ans, ils vont remanier Bath en ville de distractions et de distinctions, rivalisant d'élégance et de beauté avec Londres, et lui conférer la cohérence et le chic dont elle avait besoin. Un cinquième homme va mener magistralement tout son petit monde, l’inénarrable Beau Nash. Rencontrez-le dans l'article Ils firent la grande Epoque de Bath.
Pourquoi la Ville Poème ? Bath a été conçue par un visionnaire, John Wood, qui a admirablement concrétisé ce que Jean Cocteau exprimera plus tard : “Un poème est une tentative de nous ouvrir les yeux pour voir ce qu'on ne regarde plus.” Le poème doit bouleverser celui qui le lit ou l'écoute. On doit en savourer la justesse des mots la mélodie des rimes, la composition, le sens, l'effet de surprise et/ou de provocation, l'anticonformisme voire l'audace, la brutalité ou la douceur, et le raffinement, le balancement des vers et leur tempo. Tout ce qui fait le souffle de la création. Ce qu’a réussi John Wood - homme de rêves - inconsciemment et avec brio parce que pour lui “le poème est un complot contre le réel.” *** La ville qu'il a créée est son complot généreux, son épopée visuelle à la grande force spirituelle. Epopée ciselée pierre après pierre, perspective après perspective, paysage après paysage, pour mieux transcender le réel.
Qu'on se rappelle - en lisant Variations poétiques sur la Mort de l'Ami - la formule de Georges Mounin “La poésie est l’art par lequel nous exprimons ce qui ne peut être dit ou, mieux, ce qui n’avait pas encore pu être dit."
Bath est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1987 pour sa “Valeur universelle exceptionnelle dûe à la création intentionnelle d'une ville splendide.” J'y ai loué un appartement, il y a plusieurs années et j'ai été frappée, en venant de la route qui s'éloigne de l’autoroute de Londres et qui domine la petite ville, par l'intégration singulière des constructions dans le paysage, au creux d’un nid de verdure où serpente l’Avon. Je fus sidérée par sa richesse architecturale et artistique, par la quête technique et esthétique du créateur, par la rigueur sans rigidité qu'elle manifestait. Et surtout par l’impalpable qui en émanait.
Bath, une autre ville éternelle. Evoquons d’abord John Wood père. Fils de maçon, il devint à la fois entrepreneur en bâtiment, architecte, urbaniste, chercheur féru d'ésotérisme et même essayiste. Toute sa vie, il fut un disciple confirmé de l'école palladienne****. Après avoir travaillé à Londres dans le West End, il s'installa dans sa ville natale en 1727. Le moment était favorable pour cet homme ambitieux, car l'afflux à Bath de visiteurs aux revenus confortables faisait exploser le marché de l’immobilier. Wood élabora donc des projets grandioses et raffinés, d’une parfaite homogénéité et du goût néoclassique qui fit florès en Grande-Bretagne pendant tout le siècle. A ce sujet, reportez-vous à l’article sur les parcs de Capability Brown.
Le développement de la nouvelle ville se fit en plusieurs phases, cependant compliqué non seulement par le Conseil de la ville The Corporation, les ecclésiastiques (!) et la multiplicité des propriétaires fonciers, mais aussi par les vallonnements du terrain qu’on ne pouvait aplanir qu’à des coûts élevés. Le génie de John Wood fut d'éviter le premier écueil en développant ses projets hors les murs de la ville existante et le deuxième en concevant des alignements réguliers de maisons mitoyennes, tirant parti des collines. Il créa des artères en déroulant de longues façades panoramiques (terraces), en arc-de-cercle (crescents), en promenades (parades) ; des places carrées appelées squares ou rondes (the circus) protégeant des pelouses, ancêtres des greens si chers aux Anglais. Les maîtres mots étaient : proportions, symétrie, régularité et homogénéité donc équilibre. L'harmonie était à ce prix. Il édicta ainsi des normes précises en matière de développement urbain et social, créant ce qu'on a nommé plus tard un urbanisme bourgeois. On retrouvera cette exigence chez Haussmann à Paris, 140 ans plus tard.
Rien n'a été laissé au hasard - De 1700 à 1780 environ, ces normes - que certains critiquèrent pour leur uniformité - furent appliquées : maison en forme de cube simple à deux étages, de deux pièces de profondeur ; une porte d'entrée surmontée d'une fenêtre en imposte avec, à son sommet, un fronton central ou un entablement ouvragé, soutenu par des pilastres ornementaux ; une corniche embellie de moulures, des petites fenêtres à guillotine pour les chambres des domestiques, des fenêtres hautes aux étages nobles, enfin une cheminée de chaque côté de la maison. Tout ceci en alternant les ordres grecs doriques, ioniques et corinthiens pour les pilastres, colonnes-adossées, portiques, dômes et acrotères. Le futur propriétaire achetait un métrage de façade correspondant au gabarit choisi incluant une bande de gazon à l’arrière. Bien sûr, aucun commerce aux rez-de-chaussée.
Sur ces principes, en 1728, Wood conçut ses premiers projets, très novateurs : North et South Parades, sans ostentation, résidences où les visiteurs et curistes louaient une chambre, un étage ou la maison entière pendant leur visite, servis par les domestiques de la maison. Détail amusant : au XXè siècle, de grands noms de l'hôtellerie en ont pris possession.
Selon une sociologue française, ces Parades fournirent au visiteur un théâtre ambulatoire somptueux ***** De nos jours, le décor est encore en place, seule change l’allure du visiteur qui est celle du touriste traîne-basket-suceur-de-cornets.
Queen Square, donnant l'illusion d'un palais. fut édifié au début des années 1730, commodément à quelques pas de l'Abbaye, des Bains, de la Pump Room (Salle des Pompes), des Assembly Rooms (Salles des Assemblées) de l’époque, reconstruites plus tard par John Wood junior, et des deux théâtres. Ce fut le premier élément “de la séquence architecturale la plus importante de Bath” qui comprendra le Circus et le Royal Crescent. John Wood père dirigea aussi l’édification du Royal Mineral Water Hospital en 1738, hôpital général pour les malades démunis, St John's n'étant accessible qu'aux habitants fortunés. Parallèlement, l’infatigable Wood travailla sur Prior Park, la demeure qu’il voulut magnifique commandée par Ralph Allen que j'évoque plus bas.
Au début des années 1740, John Wood développa une théorie qui influença ses projets ultérieurs. Pour lui, “les Druides avaient créé une grande civilisation centrée sur Bath et leur architecture reflétait les lois divines des proportions et du symbolisme”. Sa conception du Circus fut basée sur cette théorie, qu'il coucha par écrit, dans laquelle il évoque le célèbre site mégalithique de Stonehenge (Wiltshire) dont il a même laissé le plan le plus important jamais réalisé.
Sa propre enquête scientifique en 1740, publiée en 1747, était annotée de centaines de mesures, qu'il résolvait sur le terrain à un demi et même un quart de pouce. Son étude prit une immense valeur archéologique, car il enregistra les pierres cinquante ans avant l'effondrement du site en 1797.
Ce lien avec le site mythique de Stonehenge n'est-il pas lui aussi plein de poésie ?
La même année, Wood étudia et cartographia les cercles de pierres de Stanton Drew (Somerset), notant toutes les pierres utilisées et laissant entendre que leur disposition était basée sur le Système planétaire pythagoricien.
The Circus - sorte de Colisée inversé - est composé de trois segments de maisons mitoyennes, disposés en arc de cercle, de longueur égale, séparés chacun par une voie d'entrée. Formant une place ronde pavée avec terre-plein engazonné. Chaque segment fait face à l'une des trois entrées, garantissant que les façades où trois séries de doubles colonnes adossées sont superposées. soient toujours face au passant. Le cirque faisait partie de la grande vision de John Wood visant à recréer un paysage architectural néo-grec (avec Forum, jamais construit) qui illustre bien cet art de la juste mesure et de l’exigence des Anciens. Point culminant de la carrière de Wood, le Circus est considéré comme son chef-d'œuvre. La construction commença en 1754, mais Wood décéda moins de trois mois après la pose de la première pierre. Son fils, John Wood junior (1728 - 1781) mena le chantier à bien jusqu’en 1768. C’est aussi ce dernier qui supervisa la construction de l’impressionnante demi-ellipse du Royal Crescent de 1767 à 1775 conçu aussi par son père. Charge considérable pour un jeune homme de 28 ans qui concevait simultanément les nouvelles Assembly Rooms.
Dans l’imaginaire de John Wood père, le Royal Crescent se voulait un écho des temples druidiques du Soleil et de la Lune, qui, selon lui, existaient sur les pentes les plus élevées surplombant Bath. Ces pentes qui n'étaient que pâturages ou bois, ont stimulé son exceptionnelle créativité pour offrir la preuve la plus flagrante de la cohérence entre la nature et la ville qu’il recherchait tant. Ce qui fit dire au sculpteur russe Antoine Pevsner "La nature n’est plus la servante de l’architecture. Les deux sont égales."
Sa construction est parfaite dans sa forme de demi-ellipse, dans la symétrie et la cohérence de sa façade monumentale et graphique. Un véritable joyau. En effet, elle regroupe, de façon invisible, 30 maisons mitoyennes, sous un parement gigantesque de 114 colonnes ioniques (chapiteaux en cornes de bélier), chacune de 75 cm de diamètre et 14 m de hauteur, s’élançant depuis le premier niveau ; seule la résidence centrale est bordée de deux paires de colonnes jumelles. L’ensemble est coiffé d’une corniche en balustres, d'esprit renaissance. Autre tour de force, les façades sont lisses, sans joints de mortier visibles, imitant le stuc des palais vénitiens, grâce à la finesse de la pierre. Cet édifice en diadème, en parfaite adéquation avec la nature, chef-d'oeuvre de Wood, fut copié par plusieurs architectes de villes thermales britanniques qui appréciaient cet esthétisme pittoresque.
John Wood fut la "tête", qui furent les "jambes" ? Commençons par Robert Gay
Issu de l’upper-class, il étudia à Cambridge et devint un éminent chirurgien à Londres puis à Bath. Ce qui lui valut d’être récompensé en 1718 du titre de Fellowship of the Royal Society (Membre de l’éminente Royal Society of London fondée en 1660) - distinction décernée à "des personnes ayant apporté une contribution substantielle à l'amélioration des connaissances au profit de l’humanité."
En 1699, il épousa Mary Saunders, fille du riche William Saunders de Londres lequel, par un accord de mariage, lui céda l’ancien et immense domaine de Walcot Manor à la lisière nord de Bath qu’il avait lui-même reçu en héritage. Ce domaine de plusieurs centaines d'hectares qui intégrait une dizaine de paroisses, faisait de lui le plus gros propriétaire foncier de Bath. Mary Saunders décéda vers 1705 et Robert Gay se remaria trois ans plus tard à Margaret, fille de Sir Edward Farmer of Cannons, lui aussi gros propriétaire terrien.
Ayant des ambitions politiques, il se fit élire député conservateur de Bath en 1720 jusqu’à 1722 et, de nouveau, de 1727 à 1734 en même temps qu’il fut nommé en 1731 Trésorier de la vénérable Christ's Hospital School , fondée en 1552 par Henri VIII. (école caritative, ayant pour objectif d’offrir aux enfants de milieux défavorisés la chance d’une bonne instruction. Elle est toujours en activité.)
En 1725, John Wood père lui soumit des plans pour développer sa propriété. D’accord sur le principe, Gay l’autorisa à poursuivre, mais en 1727, alors qu’il se représentait à la députation, celui-ci commença à désapprouver le projet, soucieux de préserver ses intérêts auprès du Conseil de la Ville (The Corporation) qui considérait ces visées comme chimériques. Difficile de penser en grand ! Après sa réélection, cependant, il loua à Wood une parcelle de terrain suffisante pour la construction de Queen Square et de Gay Street - nommée en son honneur - dans laquelle il possédait une maison. Il en profita pour offrir à la ville un emplacement destiné au nouvel hôpital général et un autre pour une chapelle. John Wood avait dès lors le pied à l’étrier. Pendant sa deuxième législature, Gay vota systématiquement
contre le gouvernement. Il ne s’en releva pas. Il mourut en octobre 1738 et laissa le domaine à sa fille Margaret Gay qui, en femme intelligente, poursuivit l'expansion géorgienne de Bath, qui vit l’éclosion notamment de Charlotte Street, du Royal Crescent et de St James' Square.
Ralph Allen, brillant homme d'affaires (1693 - 1764) - La majeure partie de la pierre de Bath, calcaire aux teintes crème devenant progressivement miel à la lumière du jour, qui a été utilisée pour la construction de la ville, fut extraite des carrières de Combe Down et de Bathampton, propriétés de Ralph Allen. Qui fut cet homme ?
Né en 1693, remarquablement opportuniste et travailleur voire hyperactif, à 15 ans il partit travailler pour le Maître de poste d'Exeter (Devon) qui obtint un an plus tard le contrat pour prolonger le service entre Exeter et Oxford via Bath. Allen s’installa à Bath et y passa Maître de Poste à 19 ans. En remarquant que les bénéfices étaient perdus à cause du courrier non déclaré, il eut l'idée d'instaurer un système signé pour résoudre le problème et en améliorer l'efficacité, licenciant les maîtres de poste resquilleurs. Il réforma ainsi complètement le service postal, ouvrant davantage de routes, permettant ainsi au courrier d'être livré de manière efficace et sécurisée en engageant ses propres maîtres, dans tout le sud-ouest de l’Angleterre puis jusqu'aux frontières de l'Ecosse sans passer par la capitale. Il arrivait à point nommé puisqu'en 1711 étaient remaniées les lois relatives aux Postes Au fil du temps et appliquant ses propres méthodes, il devint un homme riche, mais, chose rare, aux dépens de…. personne.
Car, il avait négocié des contrats pharamineux avec le Gouvernement britannique, qui s’amplifiaient au fur et à mesure des années, le dernier étant à vie et d’un montant de 8 000 £, pendant près de 40 ans… Jones, son commis aux travaux écrit dans ses mémoires “J'ai vu un compte déclaré environ 26 ans avant sa mort, et qui montrait que les Cross Posts lui rapportaient clairement 16 000 £ par an – sans aucune déduction.” Il faut savoir que vers 1750, 1000 £ équivalaient à 273 000 £ actuelles ! Allen devint rapidement millionnaire.
En 1726, muni d’un capital confortable ne faisant que s'accroître, il diversifia ses activités, notamment dans l'exploitation des carrières de pierre blanche, au sud de la rivière Avon, déjà utilisées pendant l'époque romaine.
Ses premières livraisons furent destinées à Londres mais la pierre trop tendre et fragile se révéla impropre à une utilisation dans une grande ville. En outre, la distance de 120 miles (env. 195 km) avec la capitale et un réseau routier dangereux et impraticable engendrèrent des coûts de transport élevés. Ce qui lui fit perdre le contrat de fourniture de matériaux destinés à la construction de l'hôpital de Greenwich en 1728.
C’est, au milieu de telles difficultés, qu’il revit John Wood, jeune entrepreneur audacieux rencontré en 1725, enthousiasmé par le style palladien à la mode et déjà porteur de son magnifique projet. Un accord se conclut entre les deux hommes. Wood fut mis en contact avec le Conseil de la Ville et exposa ses idées de développement dans le but de créer, autour de l’établissement thermal, une cité attrayante et ordonnée, sans ostentation et confortable, la pierre étant à portée de carrioles et taillée dans les règles de l'art.
Parallèlement, afin de communiquer autour de la qualité et de la fiabilité de la roche qu'il extrayait, car celle-ci, fraîchement extraite, était suffisamment tendre pour être sciée et sculptée à volonté. Allen chargea Wood de concevoir une maison de campagne dans sa propriété de Prior Park à 10 km de Bath. La maison qu’il voulait “aristocratique” serait utilisée pour faire connaître les atouts de la pierre. Un jour par semaine, le parc - conçu comme il se doit par Capability Brown - serait ouvert au public pour présenter des ornements comme exemples de la polyvalence de cette roche. En 1737, il fit planter plus de 55 000 arbres et creuser des étangs à poissons et des grottes. Très nouveau riche, Allen voulut sa demeure à flanc de colline "afin de voir tout Bath et pour que tout Bath puisse me voir".
Au fil des ans, Allen avait transformé Combe Down en une entreprise commerciale majeure. D’autant plus qu’ astucieusement une partie de cette pierre était taillée ou sculptée sur place dans les gabarits et formes requis par les chefs de chantier de Bath, chargée sur les wagons d'un petit chemin de fer qui descendait jusqu'à l'Avon et déposée par des grues sur des barges pour le transport vers Bath ou Bristol.
Cependant les relations entre Allen et Wood se détériorèrent. En effet, la conception globale de Wood fut modifiée dans son exécution par Richard Jones, le conducteur et commis des travaux de Ralph Allen, provoquant un désaccord entre Wood et Allen. Allen préféra congédier l’architecte humilié.
Allen laissa derrière lui la réputation d'Homme Bienveillant. Car, également philanthrope, il fournit généreusement en 1738 la pierre et les pavés destinés à la construction d'un hôpital spécialisé dans les maladies rhumatismales, The Royal Mineral Water Hospital (achevé en 1742 et toujours debout) dont John Wood et John Palmer furent les architectes. Et participa largement à la construction du nouvel Hôtel de Ville. A la tête d’une belle fortune, “Allen possédait des parts de navigation évaluées à 400 £ chacune et détenait 32 actions de la compagnie d’assurances Sun Fire Office à Londres”.
Entre 1740 et 1742, il ne cessa d’acheter de nouvelles terres et des hameaux pour les lotir. Vers 1758, il acheta le manoir de Claverton Estate, qui appartenait à sa belle-famille “puis commença à construire là-bas, modifia la grande maison et prolongea la route jusqu’au domaine.” ”Il fit ouvrir des routes carrossables à travers toutes ses terres qui faisaient environ dix milles de tour !" Dans les années 1760, il passa un contrat avec les gouverneurs du très ancien Hôpital St. Bartholomew de Londres pour la construction d’une nouvelle aile.
Il offrit bien souvent une hospitalité libérale aux artistes comme les peintres Joshua Reynolds et Thomas Gainsborough, aux écrivains comme Henry Fielding, aux poètes tel Alexander Pope qui fit dans un sonnet l’éloge de sa générosité et aux hommes politiques de son bord tel que William Pitt l'aîné. Il fut également maire et juge de paix.
Sur la côte du Dorset, à Weymouth, il se fit édifier une résidence d'été, dominant le port. La pierre provenait de Bath ; celle-ci a, d’ailleurs, été utilisée pour agrandir le vieux port de Weymouth, Car, Ralph Allen passait jusqu'à trois mois chaque été au bord de la mer, indispensables à la santé de son épouse ; il y divertissait un large cercle d'amis influents.
On peut dire qu'Allen fut un pionnier des nombreux industriels de l'ère victorienne. Malheureusement, il ne sut pas anticiper sa succession.
Quatrième personnage, non des moindres
Richard Jones (1703-après 1775)
Prior Park fut bâti et embelli entre 1733 et 1750. Et, porté par son ambition d’ architecte paysager, Jones s’occupa de superviser le creusement du lac, la construction des écuries et la loge du portier. Vers 1755, il étendit les jardins et créa une cascade ainsi qu’un pont palladien couvert. Auparavant, il avait dirigé la construction des logements mitoyens des carriers sur les plans de John Wood père.
Il laissa un intéressant recueil de souvenirs écrits au fil de la plume sans ordre chronologique, mais fourmillant de détails, car il était au fait de tout. Dès l'âge de 15 ans, plein de ressources et d’un sens de l’organisation rare, Richard Jones fut placé en apprentissage auprès d’un certain M. Pitcher qui possédait une carrière à Combe Down. Jusqu’à ce qu’en 1726, Ralph Allen achète toutes les carrières de la région avec le vaste domaine y attenant. Jones se montra vite capable de superviser tout projet de construction. Il relate : “Vers 1727, M. Allen a exécuté de grands travaux, et en 1731, j'étais Commis à l'exécution de tous les travaux et bâtiments en pierre. J’ai appris moi-même à dessiner, ce que j'ai fait, à la satisfaction de mon maître, une liste des maisons qu’il avait en projet, et vécus avec lui jusqu'à sa mort. "
"Il a réalisé un si grand travail avec une route carrossable des carrières à la rivière, un stockage de pierres aux Dolemeads (lieu-dit au bord de l’Avon)***** et une grue pour charger des blocs qui étaient expédiés chaque année. Et sur la colline pour extraire la pierre de la carrière se trouvaient quatre grues à cheval, et une pour déposer la pierre pour l'équarrir, qui se trouvaient au centre de deux routes ainsi marquées”. Suivent différents montants d’achat et de vente de matériaux, les énoncés des bâtiments en cours avec le nom de leurs destinataires, y compris ceux généreusement offerts par Ralph Allen à Bath et au-delà.
Les livres de comptes aux Archives de la Ville témoignent de la quantité de 20 000 tonnes par an au cours des années de pleine construction de Bath, entre 1730 et 1764, date de la disparition d'Allen, dont les carrières en surface et sous terre, avaient fini par couvrir 17 ha.
En 1736, il édifia une malterie et une brasserie, pour une “compagnie de messieurs, ainsi qu'une grande porcherie pour cette même société”. “En 1739 commencèrent les grands travaux de Bath pour les Parades, le côté nord commencé en premier, et l'égout commun, sous la direction de M. Wood, (...) ainsi que les rues transversales ”
“J'ai examiné tous les livres de mesures de 1731 à la fin de 1773, soit 42 ans. ; vous y trouverez les nombreuses mesures des différentes pièces qui m'intéressent et qui ont traversé bien des difficultés, (...) Pour ma part, j'avais toujours trop d'affaires à faire, tant pour M. Allen qu’ensuite pour d'autres affaires paroissiales.”
Trois ans après la mort d’ Allen, Jones s’installa à Bath et travailla pour la ville ; il fut nommé arpenteur******* par le maire, chargé de l’édification du nouvel Hôtel de ville. Egalement de la mise en oeuvre des Assembly Rooms conçues par John Wood junior: “Les travaux de pierre s'élevaient à 300 £ et étaient transportés par eau” .
Très polyvalent, il poursuit “J'ai continué mon poste d'arpenteur jusqu'en 1771 après l'achèvement de la nouvelle prison”. On lui ordonne aussi de “construire les réservoirs sous la falaise de Beechen pour amener l'eau aux Bains sur le pont de M. Pulteney qui a donné les sources à la ville.”
Suit une liste d’autres réalisations comme l’agrandissement de la Pump Room, la construction d’une dizaine d'hôtels particuliers, d’une auberge et de courts de tennis ainsi que le dessin du futur caveau souhaité par son maître, qu’il construisit... peu de temps après.
Sic transit gloria mundi - Allen “n'employa pas moins de 100 hommes de toutes sortes, de sorte que sa mort fut une grande perte pour cette partie du pays.” D’autant plus que, contrairement à la plupart des autres exploitants de carrières, “il employait toute l'année.” ******
Cependant, les carrières ne réalisaient pas toujours des bénéfices et Allen les subventionnait grâce à ses bénéfices postaux... L’entreprise était endettée. L’héritage connut alors de nombreux rebondissements. Outre les legs personnels, Ralph Allen légua tout à son épouse Elizabeth Holder "pendant toute la durée de sa vie." Or, elle décéda en 1766. Les neveux et nièces mirent en miettes les glorieuses dépouilles.
Quatre ans après la mort du maître, une nièce se sépara des objets de prix, “elle a dépouillé la maison de tous les meubles et les a vendus, (...) elle a vendu toutes les cheminées en marbre, les tables en marbre, les portes à lambris, les tentures en damas, et n'a laissé que les murs nus, et a vendu tous les tableaux de valeur.” “... fait un chagrin de voir toutes choses démolies et vendues pour de si petites sommes“ Les grues, les chaînes et le chemin de fer sont liquidés à vil prix, “J'ai vendu toutes les vieilles roues et chaînes en fer, ainsi que les travaux en laiton des voitures"
“ Au jardinier et à moi, il ne nous a laissé qu'un an de salaire.”
“Au cours de ma vie, si je devais me souvenir de tous les passages que j'ai traversés, cela briserait le cœur d'un homme, mais j'ai pris toutes ces choses avec patience et je ne les ai jamais prises à cœur.” “Après sa mort, il fut bientôt oublié par eux comme s'il n'avait jamais été là “. Un neveu, au lieu de poursuivre le commerce de la pierre, développa Combe Down en station thermale où les visiteurs pouvaient échapper aux fumées et aux poussières de Bath. Il rénova les cottages des carriers, les adapta aux curistes à la fin des années 1770. Une deuxième phase d'exploitation des carrières de pierre commença après 1805, à l'ouest de celles d'Allen, par des maîtres de carrière indépendants.
Les continuateurs de John Wood père
L'industrie du bâtiment à Bath a continué à prospérer, John Wood junior étant désormais en charge de plusieurs projets à grande échelle, de même que d'autres brillants architectes.
John Wood junior - 1728-1782 - Comme dit plus haut, à la mort de son père, après avoir magistralement achevé le Circus, il supervisa l’édification du Royal Crescent entre 1767 et 1775 et relia les deux réalisations avec Brock Street. Presque simultanément, il réalisa les nouvelles Assembly Rooms encadrées par deux rues spécialement tracées entre 1769 et 1771. Ces salles avec de grands intérieurs à deux étages contenant des écrans de colonnes constituaient de hauts lieux sophistiqués de divertissements et de fêtes où hommes et femmes s'adonnaient à la conversation, la danse, la musique et les jeux de cartes.
Quand elles furent achevées en 1771, elles furent considérées, avec leurs lustres en cristal de Whitefriars, leurs colonnes corinth!ennes et leurs frises grecques, comme les Assembly Rooms les plus nobles et les plus élégantes du Royaume.
Vers la fin de sa vie, John Wood junior était préoccupé par les mauvaises conditions de logement des ouvriers et artisans. La surpopulation et le caractère insalubre de la plupart des cottages dans lesquels ils vivaient le consternaient. En 1780, il publia une série de "Plans pour des habitations de l'ouvrier, que ce soit en élevage ou en mécanique". Il y revendiquait la “prétention d'être le premier réformateur social de l'architecture."
Le travail de John Wood junior représenta l'acmée de la tradition palladienne initiée par son père, sous les auspices d’une formidable complicité entre le père et le fils.
Robert Adam - 1728-1792 - fut un architecte et décorateur écossais de grand talent, son père et ses frères étaient également architectes. Il conçut et décora de nombreuses maisons de campagne pour de grandes familles de la noblesse ainsi que des bâtiments londoniens. En 1757, sur le chemin du retour de son Grand Tour - pendant lequel il rencontra Piranèse, dessinateur, graveur et architecte italien de génie - il s'arrêta pour étudier le palais de Dioclétien à Split en Croatie - lire ma page sur Split - en compagnie de son tuteur, le peintre Clérisseau. Tous deux publièrent une étude très documentée des vestiges de ce palais.
Riche d’une grande culture de l’antiquité gréco-romaine, de retour en Angleterre, Robert Adam fonda, à Londres, avec l'aide de ses frères, un cabinet d'architectes qui connut rapidement le succès. Il fut contacté en 1769 par son ami William Johnstone de Bath pour construire un pont au-dessus de l’Avon, ayant pour but de relier à la ville le domaine rural d’environ 240 ha de Bathwick que sa femme Frances Pulteney avait hérité du riche homme politique whig William Pulteney (1684-1764) - qui siégea à la Chambre des Communes de 1707 à 1742 et fut créé premier comte de Bath par le roi George II.
Johnstone avait de grands projets pour transformer ce domaine en un prolongement spectaculaire de Bath. Vers 1770, Robert Adam conçut Pulteney Bridge, à trois arches enjambant l’Avon. Il eut l’idée d'exploiter comme plan le prototype non utilisé d’Andrea Palladio pour le pont du Rialto à Venise. Il le borda de boutiques, comme celui de Florence sur l’Arno et celui de Venise sur le Grand Canal.
Thomas Baldwin - (1750-1820) - On a vu que le cœur de la ville thermale était constitué des Assembly Rooms et de la Grande Pump Room. Cette dernière a été conçue par Thomas Baldwin, initialement assistant du vitrier, constructeur et homme politique Thomas Warr Attwood qui conçut Le Paragon dans le quartier de Walcot. Il fut nommé architecte de la ville de Bath après la mort d'Attwood et devint responsable de nombreux bâtiments de la ville, comme l’Hôtel de ville, le Cross Bath, le Widcombe Crescent, terrace de 14 maisons. Il fut arpenteur du domaine de Pulteney et en planifia le développement dont la Pulteney street, large boulevard construit vers 1789 de plus de 300 m de long********, puis Sydney Place et l’Hôtel particulier dans Sydney Gardens, première galerie d'art publique de Bath, abritant des oeuvres et des objets décoratifs, construite autour de la collection de Sir William Holburne, devenue musée.
L’architecte John Palmer 1738-1817 - travailla sur certains des bâtiments emblématiques. Comme ses aînés, il parvint à perpétuer les concepts de John Wood père à l’échelle d’une ville entière. On a vu qu’il avait corrigé les plans de la Pump Room et repris son édification jusqu’à bonne fin en 1799.
Pour ce qui est de la Grande Pump Room elle-même, le bloc principal fut commencé par Baldwin. Or, les fondations de l'enceinte d'un temple romain furent découvertes lors des fouilles préparatoires. Il fallut concevoir des bâtiments pour abriter la source chaude romaine. (Voir la photo d’ introduction). Ainsi, la colonnade nord de neuf travées, à chapiteaux ioniques, fut construite par Baldwin en 1786-1790, superbe bâtiment autour de l'antique piscine, aujourd’hui musée. Pour l’autre partie, la Grande Salle adjacente - qui doit son nom à l'eau pompée dans la pièce à partir des sources - volumineux salon servant à la fois pour prendre les eaux et pour briller en société, au son d'un string quartet, elle fut commencée en 1789 par Baldwin mais terminée en 1799 par l’architecte John Palmer selon ses propres modifications. Baldwin avait fait faillite. Des toiles de peintres comme William Hoare et Thomas Gainsborough y furent exposés.
Aujourd'hui on y sert la quintessence de l'afternoon-tea anglais.
Il avait d’ailleurs succédé à Baldwin comme architecte de laville en 1792, ce qui lui permit d’être désigné pour effectuer des ajouts bâtimentaires au Royal Mineral Water Hospital. Ses plus belles réalisations sont Lansdown Crescent, connu pour la façon dont il épouse d'un trait souple les contours du terrain, Lansdown étant à cette époque un important prolongement de Bath. Le Crescent forme la partie centrale d'une chaîne de terrasses courbes, comprenant Lansdown Place Est et Ouest et Somerset Place, qui constituaient la limite la plus septentrionale du développement de Bath. Il conçut également les façades du Norfolk Crescent et de nombreuses rues, places et lieux de culte.
Tout cela, malgré la crise financière résultant du krach de la Bath City Bank et d'autres banques en 1793, ce qui freina les levées de fonds. A la fin de sa vie il contribua à l’édification du Théâtre Royal avec l’architecte George Dance le jeune.
Je terminerai sur cet argument de l’UNESCO “Ces bâtiments géorgiens individuels témoignent de la forte influence de Palladio. Et leur échelle, leur style, leur rythme et l’organisation des espaces entre les bâtiments qui constituent leurs caractéristiques collectives illustrent à merveille la réussite d’architectes, tels que John Wood père, John Wood fils, Robert Adam, Thomas Baldwin et John Palmer. Ils parvinrent à transposer les idées du maître de Vicence à l’échelle d’une ville entière, située au creux des collines.”
Cependant parmi les successeurs aucun n’a montré la glorieuse inspiration de John Wood père auquel on peut donner le qualificatif d’humaniste. Car s’il s’est imprégné des préceptes d’Andrea Palladio qui construisit palais, villas, théâtres et bâtiments sacrés, lui-même disciple et ami du remarquable érudit italien Giangiorgio Trissino, lettré passionné d’architecture antique et grand humaniste, il innova dans le domaine de l’urbanisme voire le bouleversa. Ses plans d’ordonnancement de Bath pour créer des perspectives et des formes sobres et majestueuses reliées entre elles, sont tout à fait singuliers et d'une insolente modernité. “Adaptant le paysage urbain aux goûts et aux besoins d'une société largement dominée par des propriétaires fonciers d'élite.” Et révélant le Beau et la Lumière là où personne ne les voyait, ni ne les attendait. Ne revient-on pas à la définition du Poème ?
Delphine d'Alleur - 2023
Notes
*environ 46 °C à la sortie des gueuloirs ; prises en boisson ou en bain. Elles contiennent des quantités notables de sels minéraux en solution :
**An Essay Towards a Description of Bath (1749)
*** du nom de l’architecte italien Andrea Palladio (1508-1580) qui inspira les architectes à travers l’Europe.
**** Alain Bosquet artiste et poète (1919-1998)
***** Annick Cossic, La Représentation et la réinvention des espaces de sociabilité au cours du long XVIIIe siècle. 2021
******A Dolemeads, des écluses connectaient le canal Kennet and Avon à l’ Avon. On pouvait donc transporter la pierre par eau jusqu’à Bristol et même jusqu’à la Tamise par des jonctions.
******* Salaire journalier d’un ouvrier, hors Londres, env. 1 shilling 4 pence pour 12h par jour…
******** Officier qui a prêté serment en justice et qui est commis pour faire l'arpentage - la mesure - des terres.
********* Cependant, le projet de Thomas Baldwin visant à créer une toute nouvelle ville au sud de la rivière a été frappé par la panique financière à la suite de la Révolution française et à l'effondrement de nombreuses banques, y compris celle qui finançait les grands projets de Baldwin.
Références
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whc.unesco.org/fr/list/428/
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wikipedia anglais John Wood the elder
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www.18thc-cities.paris-sorbonne.fr/John-Wood-the-Elder-and-John-Wood
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https://heritagehistorian.com/2020/05/03/monuments-to-enterprise/
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https://landedfamilies.blogspot.com/2013/12/94-allen-of-bathampton-manor-and-prior
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https://historyofbath.org/images/documents/Records/Jones Documents of the Ralph Allen Estate and Other Papers
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combe down heritage society-wordpress-com