Vagabondages d'Une Rose Irlandaise
Session musicale dans un pub de Dublin. Ph. irland.com
James Joyce à son piano.
Ph. Gisèle Freund - 1939
" Par l'imperfection de sa nature, l'homme est voué à subir l'écoulement du temps (...) Le phénomène de la musique lui est donné à la seule fin d'instituer un ordre des choses, y compris et surtout, un ordre entre l'homme et le temps ". Igor Stravinsky
Nous connaissons tous ce vers émouvant du poète François de Malherbe : “Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin”.*
Pour ma part je connais une rose qui a su braver bien des matins, toujours vivace depuis 215 ans et même plus, droite sur sa tige. Elle fut et est encore célébrée par des millions de chanteurs, comédiens, musiciens professionnels et amateurs irlandophiles à travers les ans et les pays. Il s’agit de The Last Rose of Summer**. Toutes les sessions de musique traditionnelle dans les pubs irlandais l’entonnent avec bonheur. En voici l’histoire.
Cette rose est l’héroïne d’un des poèmes les plus connus, que l’on apprend encore en classe d’anglais, de Thomas Moore, poète irlandais né à Dublin - en 1779 d’un père épicier catholique, et mort en 1852 - figure importante et prolifique de son temps. Après des études de droit, il devint satiriste, compositeur, parolier, romancier, propagandiste, critique, biographe et historien (il publia une histoire de son peuple). Sa popularité fut d'autant plus grande qu'il fut le premier poète de la Renaissance littéraire irlandaise, grâce auquel surgit “tout à coup l’élément romantique".***
Thomas Moore d'après un portrait de Thomas Lawrence
Percy Shelley par Alfred Clint
Défendant la cause catholique et très apprécié du grand monde où il brilla par sa conversation et son esprit, Moore eut de nombreux amis dont le fameux dramaturge Sheridan qui dit de lui : “ Personne ne met autant de son cœur dans son imagination que Tom Moore ; son âme semble une étincelle de feu échappée du soleil, et qui toujours s’agite afin de retourner vers la grande source de lumière et de chaleur. “ Il compta aussi Shelley et Lord Byron parmi ses très proches. **** En 1806 il fit paraître “Epîtres, Odes et autres poèmes”. Mais ce sont ses “Mélodies Irlandaises” publiées entre 1807 et 1834 qui le lancèrent. Ces cent-trente poèmes, amoureux, historiques, méditatifs ou militants qui dépeignent une Irlande mythique et singulière rencontrèrent un vif succès dans tous les milieux.
Lord Byron - gravure colorée
“Pas un évènement, pas un sentiment national qui ne se trouve fidèlement retracé dans les Mélodies irlandaises. On ferait l’histoire de l’Irlande, surtout celle du dernier siècle, rien qu’avec les Mélodies de Moore.(...) Parmi les chants nationaux de tous les peuples, j’en connais peu qui soient aussi énergiquement beaux et surtout d’une aussi imposante simplicité que ceux de Moore.” relata La Revue des Deux Mondes en 1843.
Byron eut cet éloge : « Les Mélodies Irlandaises vivront dans la postérité tant que vivront l’Irlande, la musique et la poésie. » Moore en mit une grande partie en musique lui-même car toute sa vie il professa pour elle un culte exalté ; en outre il aida considérablement à leur succès par la manière dont il les chantait car bien qu’il eût, dit-on, peu de voix, il mettait une forte conviction dans son interprétation. Tout ceci lui rapporta de confortables revenus.
Universellement connue, The Last Rose of Summer.
Ce poème fut inspiré à Moore par un spécimen de Rosa Old Blush alors qu’il séjournait en 1805 au château de Jenkinstown Park dans le comté de Kilkenny, au sud-est de l’Irlande. En voici le texte en anglais ; face à lui, à
droite, la traduction la plus moderne que j’aie trouvée - légèrement retouchée par mes soins - établie par Gery Bramall pour Decca.
T’is the last rose of summer
Left blooming alone
All her lovely companions
Are faded and gone
No flower of her kindred
No rose-bud is nigh
To reflect back her blushes
Or give sigh for sigh !
I'll not leave thee, thou lone one
To pine on the stem
Since the lovely are sleeping
Go, sleep thou with them
Thus kindly I scatter
Thy leaves o'er the bed
Where thy mates of the garden
Lie scentless and dead.
So soon may I follow
When friendships decay
And from love's shining circle
The gems drop away
When true hearts lie wither'd
And fond ones are flown
Oh ! who would inhabit
This bleak world alone ?
Branche de Rosa Old Blush - encore produite
de nos jours
C’est la dernière rose de l’été,
Seule à fleurir
Toutes ses belles compagnes
Se sont fanées, ont disparu.
Plus une fleur semblable,
Plus un bouton de rose n’est là
Pour refléter ses émois
Ou répondre à ses soupirs.
Je ne te laisserai pas, ô solitaire,
Languir sur ta tige,
Puisque les belles dorment,
Va dormir avec elles.
Ainsi, j’éparpille doucement
Tes pétales sur le sol
Où gisent tes sœurs du jardin
Sans parfum et sans vie.
Puissé-je bientôt vous suivre
Quand l’amitié s’émoussera
Et que le cercle rayonnant de l’amour
Perdra ses éclats,
Quand les cœurs sincères
Et les êtres aimés se seront enfuis.
Oh ! Qui voudrait habiter
Ce monde désolé ?
Le poème en lui-même, typique de la ballade mélancolique ou "lament", est somme toute classique, de l“imposante simplicité” évoquée plus haut. La comparaison de la perte des êtres chers et de la précarité des sentiments avec une rose qui, vaillante, fleurit encore sur son buisson n’est pas une trouvaille. Quel pays et quel siècle n’ont eu leurs bardes usant de la métaphore de la rose pour évoquer l’amour naissant, le désir qui pointe, la sexualité discrète, l’amitié qui s’éloigne, la volupté, la jeunesse qu’il faut savourer sans attendre, bref un instant précieux car éphémère ? La rose est en art et en littérature l'allégorie la plus évoquée qui soit, à travers les siècles et les continents. Pour les Grecs c'était la fleur d’Aphrodite, pour les Romains celle de Vénus, les Perses et les peuples lointains d’Asie la cultivent pour sa beauté et son parfum depuis fort longtemps. Dans les littératures et les religions orientales et occidentales, elle est symbole de perfection, de beauté, de grâce, de pureté mais aussi l’espoir après le deuil, la régénération et la renaissance spirituelle. En Occident, depuis le Moyen-Age jusqu’à l’époque moderne, elle constitue un thème récurrent chez les artistes, certainement le plus universel et ancien qui existe au monde. Les rosaces des cathédrales gothiques nous le rappellent en silence depuis des siècles.
“L’Irlande, un des pays les plus musicaux au monde, la musique étant une composante du tissu social“- Ce qui fit l’extraordinaire succès de ce poème est la musique que Moore plaqua sur ses vers, avec l’aide du compositeur fécond John Andrew Stevenson (1761-1833), acclamé en son temps pour ses airs sacrés - hymnes et oratorios - puis ses chants, opéras et symphonies. Pourtant, la mélodie de La Dernière Rose était déjà connue, elle n’a été que la réinterprétation d’un air préexistant “Le rêve du jeune homme” transcrit lui-même par le talentueux musicien Edward Bunting (1773-1843) en 1792 d'après l'audition de Denis Hempsey, harpiste aveugle et déjà âgé, très doué pour la transmission des airs anciens.
Il me faut donc évoquer un épisode capital pour la survie de la musique irlandaise qui se déroula en 1784 à Granard, dans le comté de Longford : le premier festival de harpe celtique, financé par un riche marchand. Idée géniale s’il en est, car ce fut la prise de conscience collective d’un trésor national à ne pas laisser disparaître. Il y eut un festival chaque année et qui furent suivis par un rassemblement mémorable à Belfast en 1792. Fut confiée au jeune Bunting de 19 ans la tâche de transcrire sur papier les airs exécutés par les dix "harpeurs" sélectionnés, en action. Il faut savoir que chantée ou jouée, la musique traditionnelle dépendait de la mémoire des violonistes, flûtistes, cornemuseurs, tambourineurs et harpistes qui transmettaient les airs à leurs proches, lesquels en faisaient autant pour les générations suivantes. Bunting fit un travail éblouissant, en étant le premier collecteur de mélodies, de jeux des musiciens et des techniques des “harpeurs” qu’il arrangea pour la plupart pour être adaptées aux tonalités de la musique classique européenne. Il fit paraître trois volumes de 1796 à 1840*****. Il contribua ainsi à pérenniser les airs ancestraux des poètes-chanteurs-harpeurs tels que Turlough O’Carolan né au XVIIè siècle qui composa plus de 220 airs et Denis Hempsey, né en 1695, prolifique et actif jusqu’à sa mort à 112 ans !
John Andrew Stevenson
Edward Bunting
Le harpeur Denis Hempsey
Jeune harpiste dans les rues de Dublin
Personne ne connaît, par conséquent, la date de naissance de cette mélodie mais elle remonte très certainement au XVIIè siècle.. Parallèlement, à cause de l’impossibilité de moduler la harpe celtique (dont la gamme est diatonique) - sa facture n’étant plus en rapport avec l’évolution de l’écriture musicale qui devenait chromatique - des luthiers mirent au point la harpe chromatique, en fabriquant des instruments à deux ou trois rangs de cordes. Un grande partie de ces airs fondamentalement irlandais et modernisés firent le bonheur de nombreux compositeurs européens du XIXè siècle.****** Encore tous exécutés et appréciés de nos jours.
Qui composa des thèmes, variations et autres vagabondages musicaux sur La Dernière Rose ?
Lors d’une conférence en 2008 à Darmstadt, le chercheur allemand Axel Klein présenta Souvenir d’Irlande, presentation to 19th Century Music, une liste de plus de 200 pièces issues du thème de La Dernière Rose, travail de fond remarquable. En voici quelques-unes, sélectionnées en fonction de la notoriété de leurs "arrangeurs".
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Ludwig van Beethoven Six National Airs with Variations op. 105 (1819) ;
Ten National Airs with Variations op. 107 (1820)
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Louis Spohr Potpourri on Irish Themes op. 59 (1820)
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Félix Mendelssohn Fantasia on ‘The Last Rose of Summer’ op. 15 (c.1827)
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Nicolo Paganini St. Patrick’s Day, Variations on an Irish Folktune (1831)
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Carl Czerny Reminiscences of Ireland op. 675 (1850)
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Mikhail Glinka Thème écossais varié based on the Irish tune ‘The Last Rose of Summer’ (1847)
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Sigismund Thalberg The Last Rose of Summer, Air irlandais varié op. 73 (1857)
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Henri Vieuxtemps Bouquet Américain op. 33 (1860),
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Charles Gounod The Last Rose of Summer (1873)
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Joseph Joachim Variations on an Irish Fairy Song (1856)
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Antonin Dvorak Dve irske pisne (Two Irish Songs), Burghauser catalogue no. 601 (1878)
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Max Bruch Neun Lieder op. 60 (1891)
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Mais l’emploi le plus près de l’original et dans toute sa pureté est celui que fit le compositeur Friedrich von Flotow dans son opéra Martha en 1847. Je vous propose de l’écouter en cliquant ici chantée avec ferveur par la splendide mezzo-soprano américaine Renée Fleming.
“La chanson vient s’intégrer à tout un opéra (...) Il n’est pas donné à tous les compositeurs de réaliser un tel prodige et à tous les interprètes de le perpétuer. (...) L'espace d’un court instant d’enchantement, candeur et maestria s’accordent à la perfection” écrit le critique et écrivain américain Matthew Gurewitsch.
Au XXè siècle, Henri Duparc, Paul Hindemith en 1944 et Benjamin Britten en 1958 s’emparèrent également de la mélodie.
Ludwig van Beethoven par J.K.Stieler - 1820
La cantatrice américaine Renée Fleming
James Joyce, écrivain et poète mais aussi musicien subtil
James Joyce et Sylvia Beach dans la librairie Shakespeare and Company à Paris
Ph. Gisèle Freund
Universellement connu comme un des plus brillants écrivains irlandais, James Joyce entretint une relation étroite avec la musique. Ses connaissances musicales et le milieu dans lequel il a grandi ont eu une profonde influence sur ses œuvres. Peu le savent. Or, ce fut à la fois un ténor accompli, un remarquable pianiste et même guitariste. Il incorpora dans ses écrits des centaines de citations et d'allusions à des airs d’opéra, des refrains de rues populaires et lestes ou des “laments” célèbres - par exemple l’illustre Dernière Rose de l’Eté. Relisons Gens de Dublin, Portrait de l’artiste en jeune homme, Musique de chambre : trente-six poèmes en forme de "ballads", Finnegans’Wake “une sorte de musique, un choral épique en prose” et Ulysse dont il dit : "J'ai terminé le chapitre Sirènes au cours des trois derniers jours - un gros travail. J'ai écrit ce chapitre avec les ressources techniques de la musique. C'est une fugue avec toutes les notations musicales : piano, forte, rallentando, etc.” Partout la musique fait corps avec la narration. Il composa également et il participa à la promotion de la carrière de son ami ténor John O’Sullivan.********
La libraire et éditrice américaine Sylvia Beach qu’il connut bien à Paris et qui édita la première le roman Ulysses dont personne ne voulait, racontait : “Il s’asseyait au piano et se jetait sur les touches et les vieilles chansons ; sa façon particulière de les chanter de sa douce voix de ténor et l’expression de son visage, ce sont des choses qu’on ne peut oublier.”
Le compositeur et chef d’orchestre germano-américain, Otto Luening, pionnier de la musique électroacoustique (1900-1996) qui avait connu Joyce à Zurich, nota dans ses mémoires “la profondeur dans laquelle l’esprit de Joyce a travaillé à relier le mot et le son musical dans ses oeuvres écrites.”
On a écrit que la musique irlandaise est à la fois “spirituelle et charnelle.” Qu’elle “s’adresse au coeur, à l’âme et au corps”. C’est ce qui en fait sans conteste sa grande popularité et sa facilité à être mémorisée car se jouant principalement dans les tonalités de sol, ré et la majeur, mode très fréquent. Ainsi, les interprétations modernes de La Dernière Rose de l’Eté par des chanteurs ou chanteuses contemporains de tous poils sont très nombreuses, mais bien souvent sans grâce. Je terminerai donc cette évocation en vous signalant deux interprétations originales et raffinées : la transcription qu’en a faite Tokiko Kimura, joueuse de koto, instrument japonais très ancien que l’on peut écouter sur la chaîne Youtube et la performance très personnelle de la chanteuse américaine Nina Simone (1933-2003) qui possédait une voix chaude, “pure, puissante et rauque ; un timbre aux sonorités de jazz et de gospel et une qualité d’interprétation magistrale ; une voix charismatique…” ********* On est littéralement subjugué par sa version de The Last Rose of Summer tendre comme une berceuse. Qu’en aurait pensé Thomas Moore ?
Je vous la donne à entendre en cliquant ici.
Nina Simone en 1965
Delphine d'Alleur - 2020
* “ Consolation à Monsieur du Périer sur la mort de sa fille”
** La Dernière Rose de l’Eté
*** Revue des Deux Mondes - Poètes et romanciers de la Grande-Bretagne - 1843
**** En 1824, Moore participa à un acte resté célèbre dans l’histoire de la littérature romantique britannique
“Hors norme et sulfureux, homme de conviction autant que de contradictions, excessif en tout, aux multiples liaisons avec des hommes et des femmes”, Byron mourut jeune à Missolonghi en Grèce, en 1824. “Ses mémoires , écrits entre 1818 et 1821, racontaient en détail sa vie, ses amours et ses opinions." Il avait donné le manuscrit au poète Thomas Moore pendant le voyage que fit celui-ci en Italie en 1819 (en lui disant : Tenez, voilà ma vie. Ayez soin seulement de ne pas la publier de mon vivant. Cela m’est bien égal que le monde sache ce que contient ce livre. Il y a fort peu d’aventures licencieuses qui se rapportent à moi, ou d’aventures scandaleuses qui concernent les autres. C’est commencé dans l’enfance, c’est fort incohérent, et écrit dans un style très négligé et très familier. La seconde partie pourra servir de bonne leçon aux jeunes gens, car elle parle de la vie irrégulière que je menais dans un temps, et des conséquences fatales de la débauche. Il y a bien peu d’endroits que ne doivent pas lire les femmes, aucun qu’elles ne liront pas. » ). Indélicat, Moore “le vendit à l’éditeur John Murray (pour 2000 livres sterling !) avec l'intention de le publier. Mais, à l’annonce de la mort de Lord Byron, Moore, Murray et d'autres amis inquiets pour sa réputation se réunirent et brûlèrent le manuscrit original et la seule copie connue. Seule une idée vague de leur nature peut être tirée des témoignages de ces contemporains de Byron. On ne sait à quel point ces textes étaient sexuellement explicites, certains témoins affirmant qu'ils étaient parfaitement aptes à être lus par quiconque et d'autres qu'ils étaient beaucoup trop scabreux pour être publiés.” Il s’est élevé dans la presse de nombreux pays une polémique violente à cet égard. Moore pris de remords fit amende honorable en rassemblant des lettres et les journaux intimes de Byron et en rédigeant une volumineuse biographie, éloignée de la légende sulfureuse qui poursuivait son ami. Il écrivit aussi des Stances sur la mort de Byron. Mais... le mal était fait.
***** La musique irlandaise par E. Falcher-Poiroux et A. Monnier - Ed. COOP Breizh - 1995
****** La pratique de la harpe irlandaise fut inscrite sur la liste du Patrimoine Culturel immatériel de l'Humanité en 2019
******* La firme musicale américaine Sunford Records a produit une sélection d’enregistrements des chansons favorites de Joyce, interprétées dans un style historiquement exact et comme ses contemporains les auraient entendues.
******** Otto Luening, L'Odyssée d'un compositeur américain , New York, 1980
********* Alix Weil, www.graphitepublication.com, 2018
Références
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www.gallica.bnf.fr/arkmelodies irlandaises/thomasmoore
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www.rue-des-9-templiers.eklablog.com/approche-du-symbolisme-de-la-rose.
A lire, car il aborde tous les aspects de la symbolique de cette fleur.
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www//zik.falcher-poyroux.info/mti
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www.persée - Histoire de la harpe dans les pays celtiques - Denise Mégevand - 1986
Merci à Frank Weaver
Sauf mentions, photos Wikimedia Commons
Uileann pipe - cornemuse irlandaise Ph. irlande-tourisme.fr